La transgression de l’image / l’image
de la transgression chez Marie Darrieussecq
et Katarzyna Kozyra

- Katarzyna Kotowska
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La capacité d’agir mise en l’avant dans Truismes est en revanche plus ambiguë. Car le devenir-animal de la protagoniste n’est pas initié par sa volonté, et si elle finit par l’adopter, le récit montre au moins qu’elle n’embrasse pas également l’ensemble des conséquences de ce choix, du moins dans un premier temps. Rabattue dans son corps de cochon, la narratrice subit le rejet de son entourage. Ridiculisée, elle cesse d’être un objet de désir et elle en souffre d’abord. Son corps, durant un temps considéré si sain, se trouve d’emblée suspecté de maladie, voire de péché : « [le curé] m’a dit qu’il y avait beaucoup de maladies qui traînaient et qu’elles punissaient seulement ceux qui avait péché » (p. 75). Mi-femme mi-truie, elle devient une menace qui lui vaut d’être bannie. Elle est contrainte de se rendre invisible, de disparaître de la sphère sociale, privée comme publique. Ainsi, poursuivie par la police, elle est acculée à vivre dans la clandestinité et les immondices.

Or, ce changement n’est pas présenté comme une déchéance dans le roman. A l’issue du roman, la narratrice est transformée, d’objet (de discours et de consommation), elle devient sujet de l’énonciation et s’accommode de son état hybride : « Je ne suis pas mécontente de mon sort » (p. 148) affirme-t-elle. Les côtés positifs de sa métamorphose animalière sont aussi mis en valeur : « Je ne sais pas combien de temps j’ai passé dans les égouts, lit-on par exemple. On n’y était pas si mal. Il faisait chaud, il y avait une bonne boue bien couvrante » (p. 86). Catherine Rodgers fait ainsi remarquer :

 

Avec l’acceptation de l’animalité viennent une certaine sensualité, les joies de la nourriture simple, l’état extatique provoqué par la conscience d’appartenir au règne animal depuis le début des temps, de participer à tout le cosmos. La transformation est donc loin d’être une punition, qui viendrait sanctionner une héroïne qui aurait immoralement acceptée de se comporter en cochonne [51].

 

C’est là l’effet du « réalisme faussement innocent » grâce auquel Darrieussecq joint, dans Truismes, l’audace, l’humour et la crudité [52]. La tonalité « à la fois naïve et cynique, où les scènes les plus crues ou les plus violentes sont contées sur un ton uniforme et neutre » [53] produit une telle ambivalence. La narratrice se révèle, au départ du moins, comme une figure d’idiote qui ne connait rien de ce qui l’aliène. Le style par lequel l’écrivain rend compte de cette subjectivité a divisé la critique [54]. D’abord plate, rythmée par les tics de langage (la tournure « comme qui dirait », par exemple, revient à la façon d’un leitmotiv en début de roman), l’écriture se lisse au fur et à mesure que se transforme la narratrice. Pour l’écrivaine de Truismes, l’évolution du discours du personnage est perceptible dans sa forme et veut rendre manifeste « la métamorphose d’un objet femelle en femme consciente » : « Plus les pages passent, plus il y a du vocabulaire, plus la syntaxe s’enrichit et plus la pensée de cette femme se complexifie. Plus elle devient humaine en fait. Pour moi, c’est l’histoire d’une libération par la pensée » [55].

L’inertie féminine est ainsi mise en question et au fur et à mesure de son devenir-bête recule sa bêtise initiale. Sa transformation en truie va en effet de pair avec sa capacité nouvelle à penser : « je supportais de plus en plus mal certaines lubies de mes clients, j’avais pour ainsi dire un avis sur tout » (p. 26). Ce qui arrive au corps de la protagoniste n’a pas été prévu par le langage, en se libérant du langage qui l’interpelle et l’invite à se conformer, elle se libère donc des clichées et des idées préconçues. Elle commence à agir et s’exprime enfin. De ce point de vue, les truismes du titre semblent se référer plutôt à sa vie d’avant la métamorphose où elle n’était qu’une incarnation du nu passif, un être proche de la bête déjà. Darrieussecq le laisse entendre lorsqu’elle affirme :

 

C’est-à-dire que dans Truismes ça parle de l’aliénation, c’est-à-dire une femme qui est complètement en dehors d’elle-même, qui est exploitée et qui va petit à petit réintégrer non pas tant son propre corps que son propre esprit et elle va de petit à petit se mettre à parler avec ses propres mots, elle va se dégager des truismes, c’est-à-dire des clichés. Les clichés, c’est une forme d’absence à soi-même, c’est-à-dire qu’au lieu de penser et de parler avec ses propres mots, on prend le « on dit » général, toutes les phrases qui circulent, qui sont bonnes ou mauvaises, ce n’est pas la question, mais au lieu de parler avec ses propres mots, on utilise les lieux communs, les lieux communs de la langue, du pays et de la société, etc [56].

 

L’état hybride entre la femme et la truie, dans ce monde inversé, peut alors être une rédemption. En se conformant aux truismes qui lui répètent sans cesse qu’elle est bête et l’objet d’une consommation (sexuelle), la narratrice devient effectivement une bête. Or, c’est précisément grâce à cette animalité que la narratrice échappe au « marché aux femmes » [57] et devient sujet, qui plus est sujet pensant capable de formuler des idées et opinions.

Le corps féminin mis de l’avant par Kozyra et Darrieussecq a quelque chose de défectueux qui l’éloigne radicalement du corps costume au cœur du nu. Malade, vieilli ou rendu difforme par sa métamorphose, ce corps féminin s’avère dans le roman Truismes et l’installation Olympia indissociable des sujets qui l’habitent. Il devient ainsi un corps agissant, transgressant, qui s’oppose à la passivité traditionnellement attribuée à la femme et à son corps. Le projet Olympia de Kozyra exhibe aux regards des spectateurs un corps qui met à mal les tabous culturels malgré lui. Car il y a un prix à payer pour cette transgression opérée par l’artiste et ce prix, réel, inscrit à même sa chair, est celui d’une maladie mortelle contre laquelle elle a reçu des traitements quasi létaux. Kozyra nous invite à nous interroger sur les « non-dits » et les « non-vus » de la représentation et à explorer ses marges abjectes vers lesquelles l’a refoulé le cancer. L’œuvre déplace le cadre du nu pour nous en révéler une partie de son hors cadre. Chez Darrieussecq, le rapport à l’image idéalisée du féminin, cette chimère, est inextricable d’une autre forme de clichés. Les images stéréotypées des magazines féminins et de la publicité parcourent peut-être le roman de Darrieussecq, mais c’est surtout aux clichés langagiers que revient un rôle normatif. Les truismes du titre peuvent être identifiés à ces discours qui sont les masques de la Méduse telle que Roland Barthes l’entendait : « La Doxa, c’est l’opinion courante, le sens répété, comme si de rien n’était. C’est Méduse : elle pétrifie ceux qui la regardent. Cela veut dire qu’elle est évidente » [58]. A la pétrification engendrée par l’encadrement, l’idéalisation et la passivité qui fondent le nu classique, Olympia et Truismes répondent par une transgression de l’image qui n’est pas un simple rejet puisque c’est en entrant en dialogue avec les représentations normatives de la corporéité féminine que les œuvres parviennent à les subvertir.

 

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[51] C. Rodgers, « Entrevoir l’absence des bords du monde dans les romans de Marie Darrieussecq », art. cit., p. 87.
[52] A. de Gaudemar, « La fille qui aimait les glands », art. cit.
[53] E. Tonnet-Lacroix, La Littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000, Paris, L’Harmattan, 2003, « Espaces littéraire », p. 313.
[54] Eliane Tonnet-Lacroix considère Truismes comme une œuvre « post-naturaliste », caractérisée par « l’attention à la réalité commune, le refus de la psychologie, la représentation du corps dans ses aspects les plus triviaux, le langage simple et le refus de tout esthétisme » (Ibid). Le portrait psychique de la protagoniste reste en effet aplati. Pierre Jourde dans son commentaire peu flatteur tourne le récit en dérision, reprochant à Darrieussecq sont style imprécis, plat, peu travaillé ou même kitsch (P. Jourde, La littérature sans estomac, Paris, l’Esprit des péninsules, « L’Alambic », 2002, p. 107).
[55] M. Darrieussecq, « Comment j’écris », dans La Création en Acte : Devenir de la critique génétique, P. Gifford et M. Schmid (dir.), Amsterdam et New York, Rodopi, « Faux Titres », 2007, p. 238.
[56] J. Lambeth, « Entretien avec Marie Darrieussecq », art. cit., pp. 807-808.
[57] Suivant le titre de l’essai de 1975 l’anthropologue féministe Gayle Rubin : « Le Marché aux femmes ». Le texte a été récemment republié dans l’ouvrage Surveiller et jouir, Paris, EPEL, 2010.
[58] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1975, p. 126.