La transgression de l’image / l’image
de la transgression chez Marie Darrieussecq
et Katarzyna Kozyra

- Katarzyna Kotowska
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Fig. 1. K. Kozyra, Olympia, 1996

Or, le miroir est un des avatars les plus importants de l’encadrement, ce mécanisme par lequel le nu ordonne et contrôle l’image de la femme. Selon Lynda Nead, la maîtrise symbolique de la matière s’effectue, dans le nu, à travers l’encadrement. Les poses, les formes et les autres conventions servent au découpage métaphorique du corps féminin, de manière à représenter une fermeture et une imperméabilité rassurantes. Ainsi transfiguré, le corps sexué des femmes n’est plus une menace [20]. Le reflet dans la glace y sert d’outil d’oppression mais aussi d’autocontrôle. Après la Renaissance, moment où se répand le thème de la femme dénudée au miroir [21], le miroir devient un élément important des nus. Les artistes cherchaient alors les expédients pour multiplier sur les toiles l’image du corps : les reflets dans les eaux limpides, les métaux luisants, les vitres, les coupes et surtout le tain d’une glace sont autant de prétextes à l’exposition sous plusieurs angles d’un corps féminin dénudé.

Au-delà d’une simple multiplication des angles et des points de vue, le miroir renforce l’effet aliénant de l’encadrement. « C’est à travers l’image au miroir, remarque Yvonne Neyrat, que la femme se donne comme objet du désir de l’homme, de cette partie détachée qui est à la fois même et autre » [22]. La Vénus au miroir de Vélasquez (1649-1651) [23], unique nu féminin dans l’œuvre du peintre espagnol, exemplifie l’aliénation des femmes à l’œuvre dans ce procédé pictural et il n’est en ce sens pas surprenant que le tableau ait été la cible d’une attaque directe de la part d’une féministe de la première vague. Sur cette toile de Vélasquez, Vénus apparaît de dos ; son corps occupe toute la longueur du tableau et son visage se reflète dans un miroir posé devant elle. Le 10 mars 1914, Mary Richardson s’en prend précisément à cette image d’une femme coupée d’elle-même, dont le visage n’est vu qu’à travers le miroir, cet objet devenu, selon Nathalie Heinich « l’indispensable témoin, l’interlocuteur passif et silencieux de cette mutation dans le rapport de soi à soi, ce dédoublement où la fille "se voit" désormais comment "on" la voit » [24]. Ce jour-là, la militante suffragiste anglaise lacère La Vénus au miroir de Vélasquez exposée à la National Gallery de Londres [25]. Si son geste est motivé, selon les mots de Richardson, par la volonté d’attirer l’attention sur l’incarcération d’Emmeline Pankhurst, leader féministe britannique [26], il devient rapidement le symbole du rapport négatif qu’entretiennent les suffragettes avec le nu [27] et s’interprète comme un acte de protestation contre la symbolique de la Vénus au miroir [28].

Le double encadrement (le tableau et le miroir présenté sur la toile) renforce le régime imposé du regard. Ensemble, ils jouent un rôle similaire à celui que Foucault accorde au panoptique [29], ce dispositif de surveillance dans lequel le détenu peut être constamment observé sans cependant avoir la possibilité de voir son observateur. L’ingéniosité du panoptique tient au régime d’autosurveillance qu’il instaure : « Celui qui est soumis à un champ de visibilité, écrit Foucault, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il leur fait jouer spontanément les deux rôles ; il devient le principe de son assujettissement » [30]. Suivant cette logique, on peut voir le miroir qui dédouble le regard de l’observateur, par définition masculin, comme un outil d’oppression régulant l’existence de la femme. John Berger, dans Ways of Seeing, remarque que les femmes se regardant elles-mêmes s’observent toujours depuis un point de vue masculin puisque leur image, dans une société patriarcale, ne leur appartient pas [31]. Le regard posé sur elle fait non seulement de la femme un objet à exposer, mais, en raison de son intériorisation, l’amène à s’identifier à ce paraître, ce « spectacle » tout entier offert au plaisir du « propriétaire-spectateur » [32].

Plutôt que de chercher à « tue[r] l’ordre classique, ancien, de la femme passive » [33] comme le fait Richardson en poignardant la représentation d’un féminin idéal et aliéné, Marie Darrieussecq reprend volontairement, dans son univers romanesque, le régime du regard masculin et le subvertit. Le miroir devient dans Truismes une surface, un point de communication avec le lecteur puisqu’il « reflète davantage, préconisant la déformation corporelle » [34]. Il est ainsi le témoin d’un corps sexué hors norme : « il fallait toujours qu’on se mette à quatre pattes devant la glace, et qu’on pousse des cris d’animaux. (…) Il est encore trop tôt pour que je vous raconte ce que j’ai vu dans la glace, vous ne me croiriez pas » (p. 43). Celle qui plaisait maintenant dégoûte, fait peur. Ce corps qui n’est plus maîtrisé déborde du cadre définissant la norme du visible et fait basculer l’existence de la protagoniste. Délaissée, abandonnée de tous, errant dans les rues, l’héroïne ne sait comment se sortir de cette situation, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle peut mettre à profit sa métamorphose : « Le chauffeur [de la camionnette du SAMU-SDF] m’a dit que si j’avais besoin de tomber enceinte pour devenir nourrice il pouvait me proposer ses services. C’est là que j’ai compris que rien n’était encore perdu et que je pouvais encore plaire dans mon genre » (p. 94). L’humour noir de Darrieussecq démasque et ridiculise les attentes instaurées par l’ordre du regard.

L’écrivaine reprend le régime du regard masculin en tant que caractéristique du nu traditionnel afin de révéler sa fausseté et sa sélectivité. Katarzyna Kozyra le subvertit également dans Olympia. Avec cette installation en plusieurs volets, Kozyra trouble dès le premier abord les attentes des spectateurs. Sur le premier photogramme (fig. 1), la tête chauve de l’artiste-modèle s’inscrit d’emblée en porte-à-faux avec l’esthétique du nu. Pourtant, dans un même temps, on reconnaît les ressemblances avec la toile de Manet du même nom : des pantoufles aux pieds, l’orchidée glissée sur une oreille, le bracelet sur l’avant-bras, le petit ruban noir autour du cou. C’est que Kozyra répète le geste de Manet qui, dans son Olympia réalisée en 1863 et exposée en 1865, ne puise dans la riche tradition du nu que pour mieux la contester [35]. Kozyra prend la pose d’Olympia, elle dissimule son pubis d’un geste pudicca. Le lit est couvert de draperie, le chat se trouve à ses pieds, comme sur la toile de Manet ; est également présente la domestique noire qui tient un bouquet de fleurs au deuxième plan. Le coloris bleu-lavande est un peu troublé par la pâleur du corps. La prostituée qui a servi de modèle à Manet a laissé place à un autre corps scandaleux, une femme en chair et en os dont la présence devant le spectateur contemporain relance le débat sur la visibilité du corps : Katarzyna Kozyra a le crâne lisse, dénudé. A vrai dire, l’absence de poils sur l’intégralité de son corps – y compris l’arcade sourcilière et les yeux – a quelque chose d’étrange et d’inquiétant.

 

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[20] L. Nead, Akt kobiecy. op. cit., pp. 22-23.
[21] On peut penser à Femme à sa toilette de Bellini (1515), à la Vénus au miroir du Titien (1555) et à Vénus au miroir de Rubens (1614-1615). Voir à ce sujet Y. Neyrat, L’Art et l’Autre, le miroir dans la peinture occidentale, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 1999, p. 43.
[22] Y. Neyrat, L’Art et l’Autre, op. cit., p. 44.
[23] M. Bussagli et S. Zuffi, Art et érotisme, Paris, Citadelles & Mazenod, p. 204.
[24] N. Heinich, Etats de femme. L'identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1996, p. 24.
[25] L. Nochlin, Femmes, art et pouvoir, Nîmes, Editions Jacqueline Chambon, 1993, p. 42.
[26] L. Nead, Akt kobiecy, op. cit., p. 71.
[27] Ibid., p. 68.
[28] C’est d’ailleurs ainsi que Richardson décrit postérieurement son geste dans un entretien donné à l’occasion de la publication de ses mémoires au Star de Londres en 1952 : « Je n'aimais pas la façon dont les visiteurs masculins du musée restaient bouche bée devant elle à longueur de journée ». Citée dans S. Moiroux, « L’image empreinte d’intentions. La "Vénus tailladée". Considérations sur un acte d’iconoclasme », dans Images re-vues, histoire, anthropologie, histoire d’art, n°2, 2006, (consulté le 17 juillet 2013), p. 7.
[29] M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Tel Quel », 1975, pp. 233-235.
[30] Ibid., p. 236.
[31] J. Berger, Sposoby widzenia, op. cit., pp. 46-47.
[32] Ibid., pp. 56 et 61.
[33] S. Moiroux, « L’image empreinte d’intentions », art. cit., p. 7.
[34] C. Bota, Marie Darrieussecq et ses Truismes, op. cit., p. 11.
[35] J. Szyłak, Gra ciałem. O obrazach kobiet w kulturze współczesnej, Gdańsk, WUG, 2002, p. 38. – Rappelons qu’Edouard Manet a lui-même fait scandale au Salon de 1865. L’objectivité du corps de la prostituée, dépourvu de sensualité, n’a guère plu aux critiques. On a également reproché au tableau son coloris verdâtre ou même cadavérique. Pendant son exposition, l’Olympia a fait l’objet d’attaques à coups de parapluie. Pour cette raison, il a été déplacé de la rampe au plafond. Voir Z. Kempiński, Impresjonizm, Warszawa, WAiF, 1973, p. 59.