La transgression de l’image / l’image
de la transgression chez Marie Darrieussecq
et Katarzyna Kozyra

- Katarzyna Kotowska
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« Je sais à quel point cette histoire pourra semer de trouble et d’angoisse, à quel point elle perturbera de gens » [1]. Ainsi commence Truismes, le roman de l’auteure française Marie Darrieussecq publié chez P.O.L en 1996. Cette phrase pourrait être également attribuée à une artiste polonaise, Katarzyna Kozyra, qui, l’année même, au Centre d’Art Contemporain de Varsovie, présente son installation intitulée Olympia. A priori, les deux artistes semblent n’avoir rien en commun ; issues de milieux, de cultures et de langues différentes, elles investissent des média distincts et évoluent dans des univers hétéroclites. Et pourtant, le centre de leurs entreprises réaffirme l’actualité d’un même enjeu : transgresser l’image acquise du corps féminin.

Truismes est le récit d’« une jeune parisienne de milieu défavorisé qui (…) se transforme progressivement en truie » [2]. Ecrit à la première personne, il prend la forme d’un étrange journal intime où alternent la fable, l’histoire fantastique et le roman initiatique [3]. Le texte a pour thème central la métamorphose du corps de l’héroïne dont la mutation illustre la réorganisation radicale du corps féminin par les structures socio-symboliques dans lequel il évolue. L’espace corporel, en tant que locus d’oppressions et de transgressions, est devenu d’ailleurs un important point de référence pour l’écriture des femmes d’aujourd’hui [4]. Le changement progressif de l’héroïne, jeune femme naïve et non éduquée, en truie trouble d’autant plus sa vie que le métier qu’elle exerce (celui de prostituée dans une parfumerie de luxe) dépend entièrement de l’image de son corps. Aussi sa métamorphose entraîne-t-elle des changements rapides quant à son statut social. En un sens, la forme nouvelle de son corps répond aux exigences qui lui sont imposées par le biais de technologies de l’image que sont notamment, dans Truismes, les magazines féminins et les annonces publicitaires : l’héroïne les incarne pour finalement les dénoncer.

Comme son titre Olympia l’indique, l’installation de Kozyra renvoie au tableau célèbre d’Edouard Manet de 1863, dont l’artiste polonaise reprend, plus ou moins fidèlement, les éléments et la composition, mais en déplaçant la scène dans un contexte hospitalier. Composée de trois immenses photogrammes accompagnés d’un document vidéo [5], l’installation montre en effet, sur la plupart des images, l’artiste elle-même, amaigrie et chauve, installée nue sur un lit d’hôpital : Kozyra entreprit son Olympia alors qu’elle subissait des traitements de chimiothérapie. Dans la dernière image, c’est plutôt une veille femme qui sert de modèle, depuis la maison de retraite où elle habite. L’installation de Kozyra expose ainsi des corps féminins marqués par la maladie et l’âge, en somme par la mort.

Cet article entend analyser le roman de Darrieussecq et l’installation de Kozyra à la lumière du nu classique (et de ses déclinaisons contemporaines), compris ici comme un dispositif normatif prédominant, toujours actuel, qui régule la visualisation de la corporéité féminine. L’analyse montrera comment les œuvres de Darrieussecq et de Kozyra reprennent les schèmes traditionnels de la représentation du nu féminin afin de mieux les subvertir ; elle le fera en mesurant les écarts entre les représentations du corps féminin dans ces deux œuvres et les trois grandes caractéristiques du nu classique : l’encadrement, l’idéalisation du corps féminin et sa passivité.

 

Au-delà de la nudité

 

« [F]orme d’art inventée par les Grecs au Ve siècle avant J.-C. » [6], comme l’indique Kenneth Clark, le nu n’est pas un type d’objet en soi ni un état, mais bien un mode de représentation qui se distingue de la simple vision de la nudité. Si l’ouvrage de Clark consacré au sujet fait de nos jours l’objet de nombreuses critiques, il reste une référence inestimable en ce qui concerne la différence conceptuelle entre le nu et la nudité qu’il met en relief :

 

La nudité, c’est l’état de celui qui est dépouillé de ses vêtements ; le mot évoque en partie la gêne que la plupart d’entre nous éprouvent dans cette situation. Le mot « nu », en revanche, dans un milieu cultivé, n’éveille aucune association embarrassante. L’image imprécise qu’il projette dans notre esprit n’est pas celle d’un corps transi et sans défense, mais celle d’un corps équilibré, épanoui et assuré de lui-même : le corps re-modelé [7].

 

Cet écart est également souligné par John Berger, qui se penche sur le sujet dans un des essais constituant Ways of Seeing. Berger insiste sur la différence entre « être nu », c’est-à-dire être dévêtu, et « être un nu » qui suppose la soumission au regard d’un autre et façonné par lui : « Elle n’est pas nue en tant que telle. Elle est nue en tant qu’elle est vue par le spectateur » [8].

Si la nudité nous renvoie à une expérience individuelle, souvent intime et embarrassante, en somme à l’humanité ordinaire peu représentative dans ce contexte, le nu correspond quant à lui à la vision normative d’un corps dénudé qui incarne un idéal en se soumettant au regard de l’observateur. Le « corps dans l’art » apparaît au prix d’une lutte « entre le corps idéal et le corps réel » [9], remarque Marc Alain Descamps, dans son étude intitulée L’Invention du corps. C’est sous un jour « magnifi[é] », mettant « en valeur ce qui le distingue de l’humanité ordinaire » [10] qu’il entre dans la représentation artistique. Les statues antiques, par exemple, donnent à voir une corporéité humaine idéale, parfaite et de ce fait inaccessible aux mortels. Il ne s’agit pas pour les sculpteurs de l’Antiquité de représenter des femmes et des hommes ordinaires, mais des dieux et des déesses [11] dont la perfection tient à la pureté de leur corps, à son hermétisme et à l’absence de toute trace de souillure sur lui [12]. Pensons au sexe vénusien et à ce que Descamps nomme son caractère étanche : rendu avec minutie sur les statues antiques, il reste pourtant clos, refermé sur lui-même, et glabre.

 

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[1] M. Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, « Folio », 1996, p. 11. Dorénavant, toutes citations tirées de ce roman seront indiquées par le numéro de folio entre parenthèses.
[2] J. Lambeth, « Entretien avec Marie Darrieussecq », The French Review, vol. 79, n°4, 2006, p. 806.
[3] C. Sarrey-Strack, Fictions contemporaines au féminin. Marie Darrieussecq, Marie Ndiaye, Marie Nimier, Marie Redonnet, Paris, L’Harmattan, «  Espace littéraire », 2002, p. 53.
[4] A. Pick, « Pigscripts. The Indignities of Species in Marie Darrieussecq’s Pig Tales », Parallax, vol. 12, n°1, 2006, p. 44.
[5] Le projet est à consulter sur le site du Musée national de Cracovie.
[6] K. Clark, Le Nu, trad. M. Laroche, Paris, Gallimard, « Le Livre de Poche », 1969, t. 1, p. 20.
[7] Ibid., p. 19.
[8] Sposoby widzenia, trad. M. Bryl, Poznań, Rebis, 1992, p. 54.
[9] M.-A. Descamps, L'Invention du corps, Paris, PUF, « Psychologie d'aujourd'hui », p. 26.
[10] F. Braunstein-Silvestre et al., La Place du corps dans la culture occidentale, Paris, PUF, « Pratiques corporelles », 1999, p. 38.
[11] Nous simplifions ici de façon un peu provocante en reprenant les propos de Marc-Alain Descamps dans L’Invention du corps. D’autres études sur le sujet confirment l’existence de statues représentant des hommes dont l’identité est connue. Dans la plupart des cas, il s’agit cependant de visions idéalisées, ce qui s’inscrit dans le sens de notre argumentation.
[12] F. Braunstein-Silvestre et al., La Place du corps dans la culture occidentale, op. cit., p. 75.