La transgression de l’image / l’image
de la transgression chez Marie Darrieussecq
et Katarzyna Kozyra

- Katarzyna Kotowska
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Fig. 2. K. Kozyra, Olympia, 1996

Fig. 4. K. Kozyra, Olympia, 1996

Katarzyna Kozyra, un siècle plus tard, réactualise ce scandale. Le premier photogramme de son installation reprend la pose d’Olympia. Mais quelque chose, dans l’apparence de son corps, met le spectateur en peine. Sa tête chauve transgresse nos attentes et nous amène à reconsidérer ce corps exposé. C’est le corps malade, la peau couverte de rougeurs ou de cernes, le corps qui souffre et se transforme sous les effets monstrueux de la maladie mortelle et de ses traitements. Dépouillée d’un des principaux avatars de la féminité, Olympia incarne ici la laideur à proprement parler, c’est-à-dire la forme humaine dont la pureté est entamée par l’hybridité (sexuelle) ainsi que par l’action délétère du temps.

La composition du deuxième photogramme (fig. 2) reprend en grande partie celle du premier. L’artiste décide néanmoins de changer de décor et de substituer des éléments inattendus à d’autres qui sont connus. Ainsi tout ce qui évoque la vie s’éclipse. L’espace se perd dans la blancheur froide. Les accessoires vestimentaires et décoratifs issus de la scène originale sont abandonnés au profit d’une perfusion et d’un décor hospitalier, la détérioration du corps est encore plus manifeste et troublante. L’artiste-modèle se trouve en effet sur un lit d’hôpital couvert d’un drap blanc. Derrière elle, une infirmière tient un porte-perfusion ; sa pose rappelle celle de la domestique du photogramme précédent. Le corps de l’artiste n’est plus allongé sur les coussins d’un lit. Elle s’expose plutôt en se couchant sur le côté droit et s’appuie sur son bras plié. L’autre main est posée sur un oreiller bleu, le seul accent de couleur du photogramme. Le bracelet exotique est remplacé par un cathéter. L’artiste découvre hardiment son pubis lisse. On aurait du mal à nommer cette composition un nu : ni thème, ni ambiance, ni coloris n’y sont conformes. Kozyra décide pourtant de garder autour de son cou le petit ruban noir en guise de référence au tableau original et à la longue tradition dans laquelle il s’inscrit. Elle se réfère ainsi aux œuvres de types Titien et dévoile comment ce canon-là voue à l’invisibilité le corps abîmé. Déjà en 1863, Manet rompait avec le code établi en rejetant tantôt l’idéalisation tantôt l’illusion [46].

S’il est possible de voir dans la contestation des règles du nu par Manet l’avis : Ceci n’est pas un nu, il est possible d’y voir son contraire dans l’installation de Kozyra : Ceci pourrait être un nu. Son Olympia n’était en effet qu’une demi-mondaine vendant ses charmes dans le Paris de l’époque. En 1996, Kozyra tente rompre avec l’invisibilité du corps jugé abject ou, du moins, pas suffisamment sain pour accéder à la représentation. Les autres documents de l’installation achèvent d’ailleurs ce processus de dévoilement. Le troisième photogramme de la série exhibe une femme aux cheveux gris, la bouche édentée (sa mâchoire serrée suggère que la prothèse dentaire a été enlevée), la peau ridée, les seins flasques. L’image montre, sans voile, les métamorphoses physiologiques dues au temps. Rien n’indique que la femme est malade, mais l’effet reste le même que dans les précédents photogrammes : le corps féminin présenté ne semble ni étanche ni maîtrisé. Il est montré sous l’angle de sa détérioration, voire de son anéantissement prochain. Pourtant, on trouve toujours, autour du cou de la vieille femme, le ruban noir du tableau qui parcourt chacun des photogrammes composant l’Olympia de Kozyra. Cette fois-ci à moitié dénoué, il pend mollement, mais se veut néanmoins le marqueur d’une revendication à la visibilité.

 

La passivité

 

Dans Olympia, Katarzyna Kozyra ne cache rien, ni de son sexe ni de son état et elle est de toute évidence consciente de l’exposition de son corps nu. En témoigne son regard qui semble nous mettre au défi de regarder ce corps marqué par la maladie. Elle subvertit ainsi une autre caractéristique du nu classique, à savoir la passivité. L’ordre du regard, déjà évoqué, l’ordonne et le détermine. Il transforme les femmes en simples et passifs objets du regard. Coquettes muettes, elles ne sont que prétexte à la présentation de la nudité et sont en ce sens réduites à un rôle de fétiche. Suivant les mots de John Berger, les femmes n’existent pas dans le nu, elles y sont révélées [47]. Dans les deux premiers photogrammes (figs. 1 et 2), la charge érotique du nu n’est pas effacée – tout comme elle est également conservée dans l’Olympia de Manet [48]. On peut même dire qu’en découvrant son pubis entièrement rasé, l’artiste surenchérit et renvoie du même coup à l’une des déclinaisons contemporaines du nu : la représentation pornographique [49]. Kozyra reprend et prolonge le geste de Manet, notamment en conservant, voire en amplifiant la frontalité du regard dans lequel se lit une certaine provocation. Ce regard de l’Olympia de Manet est d’ailleurs l’une des raisons expliquant l’accueil mitigé du public de l’époque. Incarnant une nouvelle Olympia, Kozyra offre son corps mais garde l’identité d’un agent de l’action. Son regard dirigé avec aplomb vers le spectateur fait d’elle la véritable héroïne du tableau. L’observateur est dominé par ce regard intrépide qui inverse tous les principes du nu. Le corps féminin n’est plus un simple costume. A cet égard, le troisième photogramme (fig. 4), qui complète le projet de Kozyra, diffère le plus de l’original de Manet. Certes, le regard de la veille femme n’est pas dirigé vers l’observateur. En revanche, la pose alanguie du tableau original est abandonnée. La protagoniste n’est pas allongée à l’instar de ce que donnent à voir les photogrammes précédents : elle est, au contraire, assise. Cette femme décharnée par la vieillesse, qui n’a littéralement plus que la peau sur les os et dont l’apparence squelettique évoque le cadavre, adopte une position presque verticale. Dans le contexte donné, elle peut être comprise comme une insoumission à la position horizontale imposée aux sujets féminins et comme une volonté de démentir l’inertie supposée caractériser le genre féminin et par laquelle la culture a voué les femmes à une mort symbolique [50].

 

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[46] A. Malraux, Ponadczasowe, trad. J. Lisowski, Warszawa, Krajowa Agencja Wydawnicza, 1985, p. 19.
[47] J. Berger, Sposoby widzenia, op. cit., p. 47.
[48] L’année suivante, dans son projet intitulé Le Bain des femmes, Kozyra travaille à annuler la charge érotique dans les représentations du corps féminin en présentant des corps naturels, qui s’écartent des idéaux contemporains, des corporéités féminines sur lesquelles se lisent la vieillesse et l’embonpoint. Cette installation est présentée pour la première fois à la galerie Zachęta à Varsovie en 1997. L’artiste confronte des images de femmes nues, tournées (clandestinement) au bain turc non mixte Géllert à Budapest, avec des reproductions du Bain Turc d’Ingres et de Suzanne et les vieillards de Rembrandt. L’œuvre est composée d’un grand écran et de cinq moniteurs télévisés où les spectateurs peuvent mesurer l’écart entre les corps idéaux de l’art – Le Bain Turc d’Ingres est considéré comme un nu quasi idéal, en raison de la texture lisse de la peau des femmes, de leurs corps fermes, dépourvus de rides, de plis et de poils – et les corps ordinaires de femmes captées à leur insu dans leur quotidien. Au-delà de l’important fossé entre l’idéal et la réalité, c’est la force normative du regard – ce que nous désignons ici comme l’ordre du regard, duquel participe l’encadrement du nu – que révèle la comparaison avancée par Kozyra : contrairement aux baigneuses d’Ingres qui se savent observées, et dont les gestes étudiés et les poses recherchées invitent le spectateur à entrer dans un jeu érotique d’observation, les protagonistes du Bain des femmes, parce qu’elles ne se savent pas soumises aux regards d’observateurs, ne posent pas et leurs corps ainsi que leurs gestes se révèlent dans toute leur banale imperfection.
[49] L’esthétique pornographique est entre autres rappelée par la façon dont l’artiste révèle sans pudeur aucune son sexe glabre.
[50] Dans le cadre de ce dossier placé sous l’égide des méduses de Cixous, on peut justement penser à cette femme dont toute la vie est marquée par la position allongée, passant du « lit de noces, lit d’accouchée, lit de mort » et que le rire de la Méduse doit tirer de la mort symbolique qui lui est offerte en guise de destin. (H. Cixous et C. Clément, La Jeune née, Paris, Union Générale d’Editions, 1975, p. 121).