La transgression de l’image / l’image
de la transgression chez Marie Darrieussecq
et Katarzyna Kozyra

- Katarzyna Kotowska
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Nous pourrions poursuivre ce parcours d’histoire de l’art et démontrer comment le nu persista, et ce, malgré les mutations décisives qu’apportent, depuis le tournant du XXe siècle, les nouvelles techniques de l’image. L’invention de la photographie a en effet marqué un tournant dans la façon d’exposer ou même de percevoir la corporéité [13]. Le nu, pourtant, ne disparaît pas. Il reste perméable aux particularités des circonstances et des territoires et s’accommode des nouvelles exigences, sinon des nouveaux médias qui le transposent. Ainsi l’idéal qu’incarnent statues antiques diffère des présentations médiévales d’Eve ou des pécheurs du Jugement Dernier. Les corps dénudés de Dürer se distinguent des nus de Michel-Ange. Les visions de Picasso ne sont pas équivalentes aux nus photographiés. L’art abstrait, le happening ou le body art fournissent de nouveaux défis. A travers les mutations parfois extrêmes qu’a connues le nu au fil des époques et de l’apparition de nouveaux média, il est pourtant possible de reconnaître la préservation de certaines caractéristiques. Quelle que soit la forme qu’il prenne, le nu demeure un dispositif normatif produisant et régulant le visible.

Ces caractéristiques sont précisément celles que Katarzyna Kozyra et Marie Darrieussecq cherchent à récupérer et à subvertir dans leurs œuvres. Or, elles révèlent combien le nu produit une certaine image de la féminité. Pour Lynda Nead, l’apparition de cette forme d’expression artistique s’inscrit dans le prolongement des dispositifs de maîtrise et de mise en normes du corps sexué des femmes. Par le biais des conventions établies, des poses et des formes, la corporéité féminine est, selon l’expression de Nead, apprivoisée. Le nu présente un corps féminin étanche, tous orifices bouchés afin de soustraire au regard les substances considérées abjectes [14]. La féminité dépourvue de forme, pour ne pas dire informe, doit en effet être bornée et soumise aux conventions [15].

En définissant sous un nouveau jour les caractéristiques du nu classique, la perspective féministe permet aussi de mieux considérer ses déclinaisons contemporaines. Il serait sans doute abusif de voir dans la conception dite « classique » du nu la source unique d’un assujettissement visuel du corps féminin. Mais des artistes comme Kozyra et Darrieussecq témoignent de son importance et du fait que dans la culture de l’image qui est la nôtre, les nouveaux visages de cette norme sont toujours oppressants. Le nu de jadis a été remplacé, de nos jours, par le règne de Photoshop et la tyrannie des journaux féminins, eux-mêmes indissociables de ce commerce de la beauté (et, par extension, de la sexualité) dans lequel travaille l’héroïne de Darrieussecq. Le corps qui se dévoile sur ces images n’est qu’un simulacre de la réalité qui influence cependant cette dernière. La vision idéalisée et normative que véhicule le nu sous ses formes anciennes autant que contemporaines mène à l’exclusion de la sphère visuelle admise des corps qui s’en écartent trop : les corps malades se voient plus ou moins confinés au discours médical ; la vieillesse est laissée hors du domaine du visible afin de laisser croire à l’utopie de l’éternelle jeunesse.

Le processus de transgression de cette image imposée est un dominateur commun aux œuvres de Katarzyna Kozyra et de Marie Darrieussecq. Toutes deux s’emploient à subvertir cette norme du visible afin de donner représentation à des corps obscènes, de ceux qui, suivant un découpage étymologique de l’adjectif ob- (à l’encontre, devant) et scène, doivent normalement être laissés hors de la scène, voire hors cadre, pour reprendre l’une des caractéristiques du nu.

 

L’encadrement, ou la mise hors cadre du corps féminin

 

Placé sous le signe de l’humour noir et de la raillerie, Truismes se moque ouvertement « de la tyrannie des journaux féminins et de leur idéal de beauté » [16]. Son héroïne éprouve une transformation spectaculaire qui est à proprement parler impossible. Les critiques choisissent d’ailleurs le plus souvent d’analyser l’ouvrage dans la perspective du genre fantastique [17]. Mais plusieurs éléments thématiques et formels du récit, parmi lesquels son « réalisme faussement innocent » [18], nous incitent à considérer sa force allégorique ou critique. Mi-femme mi-truie, la narratrice ne représente au premier abord personne. Elle peut en revanche représenter un écart dans toute l’ambiguïté de la notion : déviance ou émancipation ? En ce sens, la situation initiale du personnage – le lieu d’où elle s’écarte et dévie – comme les conséquences des changements sont significatifs.

Dans la première partie du roman, où la protagoniste relate son travail à la parfumerie, sa devise est « d’être toujours belle et soignée » (p. 13). Elle incarne ainsi un idéal que résume l’adjectif « saine » : « Jamais, haletait Honoré, jamais il n’avait rencontré une jeune fille aussi saine » (p. 17). Les miroirs sont nombreux dans l’ensemble du texte, donnant à voir l’image de l’héroïne au fur et à mesure qu’elle se dédouble, et engageant les lecteurs et lectrices dans un jeu de regards. Dans la glace dorée du vestiaire du parc de distractions aquatiques fréquenté au tout début de l’histoire (l’« Aqualand »), l’héroïne se trouve « incroyablement belle, comme dans les magazines » (p. 15). Elle est, à ce moment-là, capable de répondre aux exigences que lui impose l’ordre du regard, et ce, alors même qu’elle est incapable de les objectiver. Ce dispositif est symbolisé par les « nombreux miroirs du plafond de l’Aqualand » (p. 15) qui lui renvoient une image « appétissante » (p. 15) d’elle-même. Témoin de son conformisme au regard de la norme, le miroir est également le reflet indispensable des changements progressifs de l’image de l’héroïne. C’est donc aussi grâce à lui que l’évidence apparaît : la chair rebondie, ferme et lisse, ne correspond bientôt plus à l’image saine de la jeune fille, mais à celle de la porcine que l’héroïne est en train de devenir [19] : « je me voyais dans la glace et j’avais, pour de bon, des replis à la taille, presque des bourrelets ! (…) J’avais essayé de réduire les sandwichs (…). Les photos des mannequins dans la parfumerie m’obsédaient » (pp. 26-27).

 

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[13] M.-A. Descamps, L'Invention du corps, op. cit., p. 28.
[14] L. Nead, Akt kobiecy. Sztuka, obscena i seksualność, Poznań, Rebis, 1992, p. 23.
[15] Ibid., p. 29.
[16] C. Rodgers, « Entrevoir l’absence des bords du monde dans les romans de Marie Darrieussecq », dans Nouvelles écrivaines : nouvelles voix ?, sous la direction de N. Morello et C. Rodgers, Amsterdam, New York, Rodopi, « Faux Titre », 2002, p. 85.
[17] Ibid., p. 88.
[18] A. de Gaudemar, « La fille qui aimait les glands », Libération, 29 août 1996, consulté le 16 août 2014.
[19] C. Bota, Marie Darrieussecq et ses Truismes, thèse (M.A.), University of Illinois, 2005, p. 11.