Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
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La ligne s’est durcie : le débat sur la pertinence et le rôle des images est ravivé, alors même que la notice de la Pléiade affirmait leur nécessité vitale, et détourné au profit de celui qui oppose lectures transhistorique et historique de l’œuvre. De fait, Collinet développe ici une approche déjà présente dans la notice de la Pléiade, mais contrebalancée par les semi-éloges des gravures de Chauveau. En 1991, on pouvait lire : « premier illustrateur de La Fontaine, Chauveau n’a pu se fier qu’à son instinct et son goût, ouvrant à ses successeurs un chemin qu’ils trouveront déjà frayé par lui » [101]. Et en 1995, Collinet évoquera un « progrès » technique,

 

qui nous a valu du reste des chefs-d’œuvre supérieurs en intérêt comme en valeur esthétique à ceux de Chauveau tout autant que d’Oudry gravés par Cochin, grâce à Grandville, qui commente par l’image ce qu’il trouve dans le texte, puis à Doré, qui traduit le texte en images par tout un jeu d’équivalences et de transpositions [102].

 

Or, cette véritable téléologie iconique était présente dès 1988 :

 

Mais on ne s’en tiendra pas là. Car, depuis, d’autres illustrateurs sont venus. Ils ont interprété différemment avec la sensibilité de leur temps. Cette évolution dans l’art d’illustrer les Fables appartient à l’histoire de l’œuvre et constitue un aspect important de sa réception critique. Il conviendrait dès lors de mettre à la disposition du lecteur, sous forme de hors-texte, un échantillonnage permettant d’apprécier le style d’un Oudry, d’un Grandville, d’un Gustave Doré, pour ne citer que les noms les plus marquants [103].

 

A considérer l’itinéraire critique de Collinet sous l’angle de cette cohérence argumentative, on s’aperçoit dès lors que la notice de 1991 mettait déjà le fin mot à l’étude de l’illustration des Fables :

 

Loin de se figer, l’illustration du fabuliste reste plus que jamais ouverte à tous les souffles et (…) sa longue histoire n’est pas close. Peu d’ouvrages auront stimulé davantage l’imagination créatrice des graveurs ou des peintres, ni suscité d’illustrateurs plus nombreux et plus différents [104].

 

De manière très surprenante en apparence, Collinet donne libre cours à une dialectique opposant de prime abord vérité historique de l’œuvre et dynamique transhistorique de l’appropriation par les artistes. Or, cette réillustration n’est pas envisagée pour un geste artistique à part entière, mais en vertu d’une intégration relevant de la patrimonialisation classiciste des textes. L’appropriation est transformée en interprétation, en vertu d’une transhistoricité qu’autorise l’inclusion des illustrations postérieures dans l’œuvre, en ce qu’elles participent de la mémoire culturelle des Fables. Si la réception par l’image est intégrée de la sorte dans la vie de l’œuvre même, c’est parce qu’aux yeux du critique le caractère exceptionnel des Fables comprend d’emblée toutes ces virtualités herméneutiques, que les illustrateurs ne font qu’actualiser : la transhistoricité de l’approche critique se fige dans la stase temporelle d’une œuvre issue du plus haut génie car éternellement fixe sur le plan sémantique tout en restant éternellement multiple sur le plan sémiologique. Cette démarche critique, c’est le contraire de la dynamique historiée et historique des appropriations successives, qui réinventent l’œuvre. A nouveau, on constate que le point de référence et de perspective est l’auteur La Fontaine, seul apte à susciter ces décalages au fil du temps : on assiste en réalité à une réinsertion de Chauveau dans une brève histoire téléologique de l’interprétation par l’image des Fables. C’est pourquoi Collinet fait apparaître en 1991 de nombreuses illustrations autres que celles de Chauveau :

Les régimes d’historicité convoqués – Chauveau d’une part, ses successeurs de l’autre – ont pour unique objectif de glorifier, en bout de course, le génie lafontainien, geste marqué d’une pierre blanche par Collinet dans sa conclusion de 1995 :

 

Qui mérite mieux son nom que La Fontaine ? Lui dont les Fables offrent si généreusement aux peintres une inépuisable source d’inspiration, soit qu’ils se penchent sur elles pour essayer, à l’instar d’un Chauveau surtout, moins déjà d’un Oudry, d’attraper la ressemblance du fabuliste, soit qu’ils veuillent qu’on voie, dans leurs illustrations, à côté de son image, leur propre reflet, ainsi que Grandville ou Doré, comme dans la fontaine enchantée que viennent consulter sur leurs amours les personnages de cette Astrée si chère au poète [105].

 

Esquiver, ou plutôt annuler le débat entre la « vérité de l’œuvre » et l’intégration mémorielle transhistorique permet à Collinet d’éliminer subtilement les images de Chauveau du protocole de lecture : dès lors, le retour au texte est possible. Cependant, si chez l’auteur de La Fontaine en amont et en aval ce débat critique est instrumentalisé afin d’opérer une lecture intégrative des images, c’est-à-dire un geste critique les assimilant et les subordonnant à la production du texte, ses choix iconographiques reviennent à poser la question suivante, qui agite plusieurs autres éditeurs : comment et pourquoi « panacher » les gravures de Chauveau avec des illustrations provenant d’autres époques ou d’autres traditions ? [106]

 

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[101] Jean de La Fontaine, Œuvres complètes. I. Fables, Contes et Nouvelles, éd. Jean-Pierre Collinet, éd. cit., p. LXVII. On trouve également cette mise au point, très claire, un peu plus loin : « seulement, depuis, d’autres illustrateurs sont venus éclipser François Chauveau, le relayer, le remplacer, se substituer à lui, certes utile pour permettre à l’œuvre de rester vivante et d’être remise, d’une époque à l’autre, en harmonie avec le changement des mentalités, des mœurs, des sensibilités et des goûts. Entre l’image et le texte, la solidarité primitive, la complicité, se sont distendues. L’iconographie des Fables, tendant toujours à se diversifier, s’est développée selon sa propre loi, tandis que parallèlement se poursuivait, d’une réédition à l’autre, avec une remarquable constance, la fortune posthume du texte. Il en résulte qu’aujourd’hui l’illustration originelle a cessé de nous apparaître comme partie intégrante de l’ouvrage, pour se fondre dans l’innombrable multitude d’interprétations que n’ont cessé de proposer des Fables, depuis plusieurs siècles, les successeurs de Chauveau. La sienne mérite néanmoins de rester privilégiée, non tant comme la plus ancienne et par conséquent la fondatrice de toutes les autres, mais surtout parce que La Fontaine, quand bien même il n’aurait pas été consulté, ni sollicité de donner son avis, les a vues, approuvées sans doute, et qu’elles ont, à ce titre, influé, si peu qu’on voudra, sur sa façon d’envisager lui-même le genre de l’apologue » (Ibid., p. LXIX).
[102] Jean-Pierre Collinet, « La fable et son image », art. cit., p. 174.
[103] Jean-Pierre Collinet, « Sur quelques problèmes posés par une édition critique de La Fontaine », art. cit., pp. 246-247.
[104] Jean de La Fontaine, Œuvres complètes. I. Fables, Contes et Nouvelles, éd. J.-P. Collinet, éd. cit., pp. CXXVII-CXXVIII.
[105] Jean-Pierre Collinet, « La fable et son image », art. cit., p. 180.
[106] La question se pose encore avec la parution le 15 avril 2021 d’une nouvelle édition de la Pléiade accompagnée des illustrations de Grandville (sous presse au moment de la rédaction de cet article).