Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
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En somme, j’aimerais montrer que l’évènement de publication façonné par Collinet et Gallimard – la réédition des Fables avec les gravures de Chauveau – a masqué, en partie, le discours sur l’image que tient le critique, qui n’a rien, en réalité, de pro-iconique. En effet, les illustrations ne sont considérées par lui que par rapport au souci d’exactitude historique de la « vérité du texte ».

Mais comment la notice « La Fontaine et ses illustrateurs » invente-t-elle son objet, et comment le légitime-t-elle ? Ou plus exactement, comment valide-t-elle l’approche du texte par les gravures, et quelle vision de l’œuvre cette histoire éditoriale des et par les images impose-t-elle ? En signalant d’emblée qu’« on s’était adressé, pour illustrer les Fables que La Fontaine dédiait au Dauphin, au meilleur spécialiste du temps dans le domaine des livres à gravure » [88], le présentateur procède à une première hiérarchisation : le « on » sous-entend que ce n’est pas La Fontaine qui a fait les démarches, ce qui laisse entendre que les gravures procèdent avant tout d’une stratégie éditoriale du succès, comme le laissent entendre l’appellatif « meilleur spécialiste du temps », ainsi que la mention de la dédicace au Dauphin, qui préparent la lecture disjonctive et non intégrative du rapport texte-image que proposera ensuite Collinet ; Chauveau n’est qu’un subordonné, un collaborateur et non un co-élaborateur [89]. Force reste au texte, qui est premier :

 

Comment et par qui se vit-il commander les gravures pour les Fables dont La Fontaine préparait la publication ? Que lui valut ce travail et par qui les frais en furent-ils supportés ? On l’ignore. Le fabuliste a-t-il été consulté par son illustrateur ? Se sont-ils concertés ? On peut raisonnablement le penser, mais rien ne l’atteste. La Fontaine a-t-il aidé l’artiste de ses suggestions ou de ses conseils ? Certains indices porteraient à le croire, sans qu’on puisse rien affirmer. La Préface garde le silence sur les illustrations. Mais l’usage voulait qu’on n’en parlât point [90].

 

Je retiens ici l’idée de l’aide potentielle apportée par La Fontaine à Chauveau, qui reconduit la posture d’autorité auctoriale prêtée au « grantécrivain » [91] : pour Collinet l’image doit se contenter de reproduire et de calquer le texte, elle n’est porteuse d’aucune dynamique herméneutique ; l’illustrateur n’a pas à interpréter ni à penser :

 

La manière dont Chauveau se sert pour illustrer les Fables de 1668 peut paraître de prime abord maladroite et naïve. Prenons la toute première de ses vignettes : ni la Cigale, ni la Fourmi ne sont représentées avec le moindre souci d’exactitude (…), ici, la Cigale ressemblerait plutôt à quelque informe cloporte [92].

 

Et de brocarder une « sorte de rusticité dans l’exécution » [93]. Même quand il atténue ses critiques, Collinet ne dit pas autre chose : « la simplicité de l’artiste est voulue (…), elle dénote chez lui le souci de mettre le style de l’image en accord avec le genre de l’apologue ésopique. Ce sentiment est corroboré par la multiplicité de lectures que permet une composition plus savante qu’il ne paraît au premier regard » [94]. Cependant, le critique écrit aussi que Chauveau cherche à « expliciter la leçon morale que le texte ne formule pas » [95]. Plus encore, il se livre par la suite à un savant mélange d’éloge et de blâme, en une rhétorique contrastée :

 

Certes, les gravures de Chauveau ne se révéleront pas toutes aussi riches de significations multiples. Il a manifestement traité la toute première avec un soin particulier ; le poète n’a pas choisi non plus sans intention, pour la mettre en tête de son recueil, cette fable si brève et pourtant si chargée de sens, à quoi la référence implicite à sa destinée personnelle donne une si poignante résonance. Mais on voit qu’elles ne méritent pas d’être interrogées avec moins d’attention que le texte. Car l’image parle, elle aussi, complétant à sa manière le message. Elle exige d’être déchiffrée ou décryptée, comme lui d’être lue. D’ordinaire, on les disjoint : on ne cherche guère dans l’une que le plaisir des yeux ; dans l’autre que la musique pour l’oreille ou le sens pour la réflexion. Mais il ne faut pas les séparer si l’on veut qu’ils s’éclairent mutuellement. L’illustration n’est mise là que pour stimuler l’imagination du lecteur, l’amener à méditer ou à rêver sur tout ce que, dans les vers mélodieux du fabuliste, peuvent suggérer les mots. L’enfance aime les images. Elle commence par là : les illustrations lui servent de porte pour pénétrer dans la magie du monde fabuleux. Mais l’image raconte dans un langage muet [96].

 

Comment comprendre ce passage ? On pourrait bien sûr faire valoir l’idée selon laquelle la notice de Collinet débuterait par décrire l’effet immédiat de la gravure sur un lecteur non informé, avant de progresser vers la portée réelle et exacte des images ; on pourrait comprendre la remarque suivante de la sorte : « l’apparente naïveté de l’imagier ne doit pas plus donner le change que celle du fabuliste. Elle dissimule un art très conscient, très concerté, parfois même savant » [97]. Mais aussitôt après, on lit :

 

les gravures de Chauveau, ne méritent pas, on le constate dès qu’on les regarde d’un peu près, le dédain dans lequel on les tient trop souvent. Il ne faut pas perdre de vue que La Fontaine est peut-être intervenu dans leur conception. Les négliger revient à mutiler l’œuvre, à l’amputer d’un prolongement quasi consubstantiel au texte [98].

 

Le critère déterminant et persistant du « texte » n’est jamais bien loin : le caractère « quasi consubstantiel » en reste au stade du quasi, puisque l’idée de l’indissolubilité du texte et de l’image, régulièrement et savamment parsemée dans la notice au milieu de remarques dévaluant, a contrario, l’impact des gravures, n’est en fait qu’une postulation, ou mieux, un levier permettant au critique de réaliser un véritable tour de force : utiliser les illustrations pour réénoncer et consolider l’image d’un La Fontaine archétype du grand écrivain, et donc évincer subtilement Chauveau du processus herméneutique à l’œuvre dans la création lafontainienne, au profit de la primauté, encore et toujours, du texte, qui explique l’insistance à vouloir que La Fontaine soit intervenu dans la création des gravures [99]. L’objectif de Collinet, en bout de compte, était sans doute de se créer, par cette habile stratégie, un statut à part dans la critique lafontainienne. Ceci explique à mon sens ses éloges mâtinés de blâmes sur les gravures de Chauveau ; si Collinet ne pouvait tout de même pas dévaloriser ce qu’il présente comme une nouveauté absolue et une révolution éditoriale dans la Pléiade, il revient beaucoup plus clairement sur la problématique iconographique en 1995, dans un texte qui constitue une reprise manifeste de « La Fontaine et ses illustrateurs » :

 

Il faut en prendre son parti : même si la fable de La Fontaine, à l’origine, n’a pas été conçue pour être nécessairement illustrée, dès la plus ancienne édition des six premiers livres, elle se présente comme telle.
Faut-il conserver ou non les gravures de Chauveau comme partie intégrante de l’œuvre, ou peut-on se donner le droit, sinon de supprimer toute image, du moins de remplacer les vignettes primitives par d’autres représentations figurées, moins désuètes, mieux appropriées aux variations du goût ? [100]

 

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[88] Ibid., p. LXIII.
[89] C’est de la sorte que je comprends cette notation de la p. LXVII, qui repose à nouveau la question de la collaboration éventuelle entre le poète et le graveur, dans un rapport toujours ancillaire : « a-t-il consulté là-dessus le fabuliste ? Ni de ces tâtonnements éventuels, ni de ces consultations possibles on ne décèle de trace ».
[90] Ibid., p. LXIV. Voir aussi la note 1 p. LXVII (« dans les Fables, l’illustration et les vers vont de pair »), contredite par le texte de la notice : « le burin ne peut saisir et fixer dans l’immobilité de l’estampe qu’un instant ponctuel, contraignant l’artiste à ne choisir dans le texte qu’un point d’ancrage, retenu soit comme l’instant de la péripétie décisive, soit comme celui qu’il estime le plus propice à la représentation graphique, ou le mieux en rapport avec l’idée morale enseignée par la fable : on ne saurait apprécier pleinement une illustration des Fables sans avoir déterminé le passage précis du texte constituant le point de vue à partir de quoi le dessinateur a conçu toute la composition de son image, ni s’être interrogé sur les motifs et le bien-fondé de son choix » (p. LXVII). Malgré quelques touches censées promouvoir et défendre le choix de reproduire les images, le texte reste et demeure premier, et l’image ne saurait que s’y rapporter.
[91] Dominique Noguez, Le Grantécrivain : et autres textes, Paris, Gallimard, « L’Infini », 2000.
[92] Jean de La Fontaine, Œuvres complètes. I. Fables, Contes et Nouvelles, éd. J.-P. Collinet, éd. cit., p. LXIV.
[93] Ibid.
[94] Ibid.
[95] Ibid.
[96] Ibid., pp. LXV-LXVI
[97] Ibid., p. LXVIII
[98] Ibid., p. LXIX.
[99] Je remercie Olivier Leplatre de m’avoir communiqué cette observation.
[100] Jean-Pierre Collinet, « La fable et son image », dans Jean de La Fontaine, catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, Op. cit., p. 174.