Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Fait curieux cependant, et qui rend bien compte à mon sens du caractère souvent contradictoire, ou en tout cas de l’absence d’unification de la visée critique relative aux images, voire du télescopage d’orientations critiques personnelles et des impératifs classicistes de la représentation universitaire d’alors, Couton choisit la fameuse « dernière édition revue par La Fontaine » [120] et s’en justifie en ces termes : « La Fontaine ne donnait rien au public que d’achevé. Nous n’avons donc pas la possibilité de suivre l’élaboration du texte et le travail du style que d’une façon très fragmentaire et dans quelques cas privilégiés » [121]. Pris entre le marteau et l’enclume, entre la nécessité d’inscrire son travail dans un référentiel culturel commode et partagé et le besoin de défendre sa propre conception de l’œuvre, Couton joue sur plusieurs tableaux, sans parvenir à une cohérence réelle quant aux gravures de Chauveau, ce qui explique également son plaidoyer de 1990 en leur faveur.

Parue en 1935, l’édition de Mario Roustan est la plus volumineuse de toutes sur le plan iconographique, puisqu’elle ne rassemble pas moins de « 317 illustrations documentaires » [122]. Comme le précise la page de titre, M. Roustan est « Agrégé et Docteur ès-Lettres » et « Ancien Ministre de l’Instruction Publique ». Tout comme chez Mauger, l’ouvrage se destine à « des travaux de pédagogie pratique » [123]. Roustan rassemble ainsi « une collection d’illustrations documentaires, souvent inédites ou peu connues, qui aide à donner à l’œuvre son vrai sens et sa vraie portée » [124] et dont l’objectif est d’« éveiller la curiosité de la jeunesse » [125]. Mais Roustan se distingue des autres éditeurs « pédagogiques » par son choix, radical, d’accorder une place de premier plan à Chauveau : non seulement « nous n’avons admis (…) que les gravures de Chauveau, qu’elles soient de sa propre main ou sorties de son atelier » [126], mais encore, on trouve en avant-texte une biographie de Chauveau [127] comportant en particulier des citations de sa vie par Papillon [128], accompagnée de son portrait par Cossin. Roustan s’en explique en ces termes :

 

Ces quelques renseignements sur François Chauveau ne nous ont pas paru inutiles. Il est indispensable de connaître celui qui est le premier dont les dessins ont illustré les Fables, et qui a été le « commentateur » le plus discret, le plus fidèle de Jean de La Fontaine. Et qu’on n’aille pas s’imaginer que rappeler ces « commentaires » serve uniquement à un vain étalage d’érudition ou à la satisfaction d’une curiosité frivole [129].

 

Et de citer Camille Julian :

 

N’allez pas me dire, s’écriait-il à propos d’une réédition de l’édition princeps des six premiers livres, que c’est satisfaire une simple curiosité de bibliophile ! Allons donc ! Il n’est nullement inutile à l’intelligence de La Fontaine d’avoir sous les yeux ses fables telles qu’il a voulu les donner lui-même à ses contemporains et à la postérité… Nous avons sous les yeux les caractères qu’il a choisis, les titres qu’il a préférés, les images dont il a voulu accompagner les fables. Il y a dans ces pages, en quelque façon, un peu de la pensée, du regard, du contentement ou de l’espérance de La Fontaine : est-ce que tout cela ne renferme pas une sorte d’attraction, d’aimant moral qui, de l’esprit de l’auteur, vient à notre propre esprit et nous aide, par une mystérieuse sympathie des yeux, à pénétrer ses intentions ou ses sentiments ? Et puis, vous avez là, avec les images du temps, celles que La Fontaine a choisies sans doute, celles qui répondaient le mieux à ses désirs. Et ces désirs, comme nous les comprenons mieux, traduits par la gravure [130].

 

La référence au fac-similé réédité par Plan en 1930 est tout sauf anodine : elle situe l’édition Roustan dans une optique iconophile qui, si elle vise bien entendu en première instance à exalter le génie lafontainien, expose néanmoins l’idée singulière d’un tel esprit de consubstantialité entre le texte et l’image que la seconde se ferait le miroir parfait du premier. Jamais, à titre de comparaison, Collinet ne va aussi loin lorsqu’il évoque le rapport texte-image, alors même que les arguments de Roustan procèdent d’un schéma de pensée classiciste similaire. On ne peut donc pas réduire cette fervente défense des gravures de Chauveau à une simple stratégie d’accréditation critique ; Roustan réalise en fait ce que Collinet prétendait faire, soit une véritable édition « historiciste », puisque les seules gravures illustrant l’œuvre retenues doivent rigoureusement être, du point de vue de l’éditeur, de Chauveau :

 

A cette sorte d’attraction, à cet aimant moral, on ne saurait échapper lorsqu’on manie ces éditions originales qui renferment, mieux que d’autres plus magnifiques, la pensée vivante de La Fontaine. De plus, ce ne sont pas seulement ses désirs que nous comprenons mieux, ce sont ses vers eux-mêmes, et telle interprétation jusqu’ici incertaine ou erronée se précise en regardant de près ces images. Voilà pourquoi nous avons tenu à les reproduire toutes, avec des dimensions uniformes, presque égales à celles des éditions originales, et à n’admettre que ces illustrations pour les Fables, qui en ont depuis inspiré tant d’autres. Jamais encore, croyons-nous, aucun ouvrage, et, à plus forte raison, aucune édition classique ne les a toutes réunies. Ce sera, à défaut d’autres, l’originalité de cette édition : nous aimons à croire que nos lecteurs nous en sauront gré [131].

 

Mais les choses se compliquent puisque les gravures de Chauveau sont doublées par de très nombreuses images plus traditionnelles, qui relèvent de l’approche biographisante analysée en ouverture de cet article. Toutes ces images précèdent, en un véritable cahier iconographique intercalé et préalable, la lecture des Fables : elles en constituent la mémoire visuelle et iconique de La Fontaine, mais aussi, symétriquement, de Chauveau. On retrouve en effet, avant Couton, plusieurs gravures tirées de recueils ésopiques du XVIe et du début du XVIIe siècle, sources iconographiques principales de Chauveau selon la critique [132]. Serties au milieu d’innombrables illustrations à teneur biographique, auxquelles s’ajoutent plusieurs photographies du lieu natal du poète [133], elles semblent de peu de poids, mais elles contribuent en fait à élaborer une iconographie d’ordre stratigraphique : Roustan distingue plusieurs niveaux de lecture des Fables par l’image : d’une part la perspective historique requérant l’intervention des gravures de Chauveau afin de matérialiser tout le potentiel sémiotique de l’œuvre ; d’autre part l’optique biographique visant à incarner l’homme dans l’œuvre en question. Par conséquent, l’éditeur se livre à un savant travail de dosage et de différenciation de la matière iconographique et cherche, tout en épousant les orientations critiques qui étaient celles de son temps, à restaurer la réalité du premier recueil de Fables de 1668, textimage et non texte et ou avec images. Tel n’est pas le cas de nombreux éditeurs faisant le choix résolu de ne donner que les gravures d’Oudry, dont les lectures appropriantes sont beaucoup plus flottantes, que ce soit à dessein ou non [134].

 

>suite
retour<
sommaire

[120] « La dernière édition revue par La Fontaine est l’édition en 5 volumes (4 en 1692, 1 en 1694). C’est le texte que nous reproduisons » (Ibid., p. XXXIV).
[121] Ibid.
[122] Jean de La Fontaine, Fables et œuvres choisies, éd. Mario Roustan [1935], Paris-Toulouse, Didier-Privat, « La Littérature française illustrée », 1941, page de titre.
[123] Ibid., p. 7.
[124] Ibid.
[125] Ibid., p. 8.
[126] Ibid., p. 15.
[127] Ibid., pp. 15-18.
[128] Sur ce texte, voir Elodie Bénard, « La figure de l’artiste dans le Mémoire de Jean-Michel Papillon sur François Chauveau (1738) », XVIIe siècle, n° 289, Op. cit., pp. 635-646.
[129] Jean de La Fontaine, Fables et œuvres choisies, éd. Mario Roustan, éd. cit., p. 18.
[130] Ibid.
[131] Ibid., p. 19.
[132] Voir Anne Spica, « La liberté dans les fers ? Cadre et hors-cadre de l'illustration des Fables de La Fontaine au XVIIe siècle », « L’image dans le livre : cadre, cadrage », sous la direction de Maxime Cartron et Olivier Leplatre, Textimage-Le Conférencier, à paraître.
[133] « Jamais non plus aucune édition n’avait entouré La Fontaine d’aussi nombreuses réalités de son pays champenois » (Jean de La Fontaine, Fables et œuvres choisies, éd. MarioRoustan, éd. cit., p. 19). Sur ce paradigme critique, voir Marie-Clémence Régnier, « Le “Tour de France” par les Classiques. Les demeures des écrivains du XVIIe siècle dans le paysage patrimonial français après 1870 », XVIIe siècle, 2020/2, n° 287, pp. 313-333.
[134] Je ne reviendrai pas ici sur les éditions retenant exclusivement les illustrations de Doré, qui posent d’autres types de problèmes et alourdiraient un article déjà passablement chargé.