Des textes sans images ? Statuts et usages
des gravures de Chauveau
dans les éditions
des Fables de La Fontaine (1900-1995)

- Maxime Cartron
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Stratégie éditoriale et institutionnelle des images

 

Cette optique me semble être à maints égards celle de Collinet, qui fait des illustrations de Chauveau un véritable enjeu stratégique de carrière. En suivant le fil des publications de l’auteur de La Fontaine en amont et en aval qui évoquent la question, on peut dans un premier temps résumer sa trajectoire en ces termes :

C’est dans cette optique que j’aimerais replacer le geste éditorial de Collinet dans son contexte critique et idéologique. Dans un article intitulé « Sur quelques problèmes posés par une édition critique de La Fontaine » et paru en 1988 dans La Fontaine en amont et en aval, Collinet écrivait :

 

On rêve d’une édition moins scolaire qui rendrait à l’œuvre sa physionomie vivante et son vrai visage. L’entreprise peut se concevoir. Pourrait-elle se réaliser sans multiplier à l’excès le nombre de pages et sans entraîner trop de frais ? J’ai tenté l’expérience à la Pléiade. Le projet n’a pas abouti. Je l’ai repris, sur des bases plus modestes, pour la collection Poésie/Gallimard. Voici quelques-unes des conclusions auxquelles m’a conduit ce double travail [78].

 

Et suit immédiatement cette déclaration d’intention, qui fait des images un enjeu capital :

 

Il faut rétablir les images. Le frontispice d’une pièce ou d’un roman reste facultatif. Il n’en va pas de même pour les Fables de La Fontaine. Les gravures qu’elles ont comportées dès l’origine appartiennent à l’œuvre au même titre que le texte. Les supprimer représente une mutilation. Au nom du poète demeure associé celui de son premier illustrateur, François Chauveau, dont les élèves prirent la suite après sa mort, pour le second recueil et le livre XII [79].

 

Mais si Collinet évoque la « manière faussement naïve » des gravures de Chauveau et juge que celle-ci « correspond à l’esprit du livre » et « évolue parallèlement à celle du poète », s’il les décrit comme « émouvantes pour nous », c’est « parce qu’on sait que le fabuliste les a regardées, qu’il en a peut-être même suggéré la composition et guidé l’exécution ». Par conséquent, l’opinion selon laquelle « ces vignettes apparaissent encore aujourd’hui belles et suggestives » [80] est intégralement indexée sur un jugement critique marquant le primat du texte sur l’image et niant toute perspective iconotextuelle ; à nouveau, les illustrations n’existent que comme ornements venant confirmer le génie du poète.

Ceci n’empêche pas Collinet de faire montre d’une préoccupation peu commune, parmi les éditeurs des Fables, pour les problématiques techniques et économiques de reproduction des images, ce qui le conduit à un balayage du travail :

 

Qu’on n’allègue point l’impossibilité technique. Dès 1930, Pierre-Paul Plan éditait l’in-quarto de 1668 en fac-similé. Cinq ans plus tard, Mario Roustan offrait à la clientèle scolaire une édition courante, complète et soigneusement annotée, ornée des gravures originelles ou, pour certaines fables, de leurs contrefaçons, en format réduit. En 1977, Jean-Dominique Biard a tiré des six premiers livres les illustrations, pour les présenter, indépendamment des fables qu’elles accompagnaient, sous forme de reproductions photographiques légèrement agrandies. Aucun des procédés qu’ils ont employés ne donne des résultats parfaits. Ici, le trait si net et si fin dans les somptueux exemplaires de l’édition originale s’empâte et noie les détails. Là, les dimensions trop exiguës de l’image nuisent à sa lisibilité. Les contrastes, ailleurs, s’estompent dans une grisaille un peu floue. Mais qu’importe ? Ces tentatives, du moins, nous rappellent utilement que les Fables se présentaient, lorsqu’elles parurent pour la première fois, comme un ouvrage illustré, presque au même titre que les recueils d’emblèmes, dont M. Georges Couton a si bien montré les parentés avec elles [81].

 

Si d’autres, partiellement et différemment, se sont intéressés avant lui aux images, Collinet tient à assurer le lecteur du caractère insuffisant de telles démarches afin de positionner son propre produit et faire valoir la nouveauté, ou en tout cas la qualité de sa propre entreprise [82]. De fait, les propos suivants constituent bien plus, à mon sens, un discours publicitaire qu’un propos désabusé de critique idéaliste :

 

Les Fables de La Fontaine ont été conçues pour ne pas donner moins à regarder qu’à lire : ne les privons pas d’une dimension qui les rend plus stimulantes encore pour la réflexion et contrait de les considérer comme une œuvre à part de toutes les autres. Mais les images tiennent de la place. A raison d’une seule déjà par fable, on en compte quelque deux cent quarante. Leur insertion risque d’obliger à réduire d’autant l’espace disponible pour le commentaire. Or il en demande lui-même beaucoup [83].

 

Comment ne pas se retrancher sur le prix du papier, les coûts de fabrication, les impératifs économiques, la dureté des temps ? On en viendrait presque à penser qu’une édition critique de La Fontaine, mise à jour et bien adapté à son objet, relève aujourd’hui de l’utopie [84].

 

De plus, les gravures ne sont pas reprises dans l’édition « Folio classique », publiée en parallèle de la Pléiade en 1991 [85] : Collinet y réfère tout de même, mais lointainement, et en note, au « somptueux volume in 4o, illustré, à raison d’une par fable, de gravures signées François Chauveau » [86]. Que ce dernier ne soit même pas mentionné dans la préface alors que la notice « La Fontaine et ses illustrateurs » de la Pléiade occupe près de cent pages peut s’entendre de deux manières, complémentaires : naturellement, ce décalage s’explique par des raisons économiques, soit par la frilosité des éditeurs devant les images. Mais corollairement, cette absence marquée comme telle par cette notation presque anecdotique relative aux gravures construit l’édition Pléiade en objet luxueux de jouissance et en monument, dont l’édition « Folio » ne constituerait qu’un fragment. Ainsi Collinet profite-t-il, à mon sens, des dispositions prises par Gallimard pour renvoyer discrètement à sa « véritable » et ultime édition de La Fontaine [87].

 

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[78] Jean-Pierre Collinet, « Sur quelques problèmes posés par une édition critique de La Fontaine », dans La Fontaine en amont et en aval, Pise-Paris, Editrice Libreria Goliardica-Nizet, « Histoire et critique des idées », 1988, p. 245. L’édition Poésie/Gallimard est parue en deux volumes en 1974.
[79] Ibid.
[80] Ibid.
[81] Ibid., p. 246.
[82] On en jugera objectivement en comparant la même gravure chez Roustan puis chez Collinet : de fait, chez le premier, les images sont souvent inversées.
[83] Ibid., p. 248.
[84] Ibid., p. 249.
[85] Jean de La Fontaine, Fables, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1991.
[86] Ibid., p. 438.
[87] Jean de La Fontaine, Œuvres complètes. I. Fables, Contes et Nouvelles, éd. Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard-NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991.