Illustrer Shanghai en 1930 : caricatures et
modernité kaléidoscopique dans la revue
Shanghai Sketch

- Marie Laureillard
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Fig. 3. Zhang G., La vie shanghaienne
cubiste
, 1928

Fig. 4. Ye Q., publicité, 1930

La revue regorge d’idées, de découvertes artistiques, et révèle la rapidité avec laquelle sont assimilés les styles étrangers. Des allusions à l’art égyptien ou grec sont perceptibles sur certaines couvertures, comme celle du n° 1 (21 avril 1928) intitulée La Vie shanghaienne cubiste (立體的上海生活) et dessinée par Zhang Guangyu, où un homme et une femme accompagnés de deux jeunes enfants, robustes, bien proportionnés, semblent se référer à l’idéal artistique de la Grèce antique (fig. 3). Sur la couverture du n° 5 (19 mai 1928), que l’on doit à Zhang Zhenyu 張振宇 (1903-1976), le deuxième frère Zhang, deux lutteurs nus au corps musculeux mis en valeur par une alternance de blanc et de vert relèvent d’unemême inspiration. La mythologie grecque, la légende allemande des Niebelungen et les sagas des Islandais sont alors considérés par le critique d’art Fu Yanchang 傅彥長 comme « des guides essentiels pour la revitalisation esthétique de la Chine » [10].

Il ne s’agit donc aucunement de copies stériles, mais de réappropriations et d’adaptations, dont Shao Xunmei donne lui-même l’exemple à travers sa poésie, qui offre un curieux mélange d’inspiration chrétienne et chinoise où se côtoient les anges et les phénix. Par l’imaginaire qui l’imprègne, cette revue, sans être littéraire à proprement parler, est liée au milieu des écrivains, qu’ils se rattachent au courant décadent comme Shao Xunmei ou néosensationniste comme Ye Lingfeng 葉靈鳳 (1905-1975), artiste-écrivain surnommé le « Beardsley chinois ». Certains des essais et des dessins de ce dernier ont été publiés dans la revue, ainsi que des traductions de nouvelles, notamment pour la couverture du n° 37 (29 décembre 1928) au style cubiste. Ellen Johnston Laing a bien montré la pertinence d’une comparaison entre illustrations de la revue et littérature néosensationniste [11]. La modern girl, sur laquelle nous reviendrons plus loin, occupe dans la littérature shanghaienne une place prépondérante, en particulier dans les récits de fiction de Ye Lingfeng ou de Liu Na’ou 劉吶鷗 (1905-1940). Ainsi, le roman Confessions inachevées (1934) de Ye Lingfeng raconte l’histoire d’amour malheureuse d’un dandy shanghaien avec une danseuse, lointain avatar de La Dame aux camélias. Les représentations de jeunes femmes élégantes aux cheveux courts ou frisés, en chaussures à talon, vêtues de qipao (robes moulantes à col montant, fendues sur le côté, dérivées d’un prototype mandchou) qui se déploient au fil des pages, font songer à l’héroïne de Ye Lingfeng, affranchie et manipulatrice, modern girl auréolée de mystère qui apparaît à l’occasion vêtue d’un qipao de velours bleu et d’un manteau de fourrure argenté [12].

Enfin, les pages de la revue sont remplies d’encarts publicitaires, notamment pour des marques de cigarettes. Le régime de Chiang Kai-shek encourage la consommation, perçue comme critère de modernité. La contribution du commerce et de l’industrie à la puissance des nations, l’attrait des biens matériels lui confèrent une valeur positive.

 

Ces publicités qui façonnent la sensibilité collective représentent une véritable sémiotique de la culture matérielle. Même si les objets et les modèles qu’elles proposent restent inaccessibles à l’immense majorité des Shanghaiens, ils font partie d’un imaginaire qui fascine et inspire [13].

 

Le culte de l’apparence physique comme critère de modernité favorise le développement de la mode. Comme Zhang Guangyu, Ye Qianyu travaille pour la compagnie de mode Yunshang (雲裳), croquant sous tous les angles de jeunes élégantes avec une verve qui annonce son goût futur pour les danseuses aux costumes bariolés [14]. La frontière entre caricature artistique et publicitaire tend à s’estomper : auteurs et styles graphiques apparaissent comme identiques [15] (fig. 4).

Ainsi les pages de Shanghai Sketch révèlent-elles toutes les séductions du « Paris de l’Orient », auxquelles le héros de bande dessinée de Ye Qianyu, monsieur Wang, dont on peut suivre les aventures dans chaque livraison, n’est pas insensible.

 

Scènes de la vie urbaine sur un mode humoristique

 

Dès le premier numéro de Shanghai Sketch, Ye Qianyu 葉淺予 (1907-1995), alors âgé de 21 ans, publie en feuilleton sa bande dessinée mettant en scène un personnage qui allait devenir le héros le plus populaire des années 1930, Monsieur Wang. Par le biais des heurs et malheurs de son héros et de son fidèle acolyte petit Chen, Ye Qianyu se livre à une satire acerbe de la société shanghaienne en s’inspirant du langage comique occidental. Cette bande dessinée, qui rencontre un succès immédiat, se poursuivra jusqu’en 1938, au début de la Guerre Sino-japonaise, additionnée de L’Histoire non officielle de petit Chen à Nankin à partir de 1934. Ye Qianyu met en scène des personnages de la classe moyenne des années 1930 dont il dépeint tous les travers au sein d’une société urbaine en pleine mutation : conformisme, soif de réussite sociale, manque d’éducation et de culture, goût immodéré pour les jeux d’argent et pour le luxe, hédonisme, gourmandise, népotisme, corruption.

Monsieur Wang a pris pour modèle La Famille Illico (Bringing Up Father) de George McManus (1884-1954), qui paraît à Shanghai dans le journal China Daily. Bien que traitant d’une famille irlandaise, ce comic strip américain reflète plus largement l’expérience de la nouvelle immigration urbaine et brocarde les Monsieur Tout-le-Monde sans ambition et les nouveaux riches avides. Le jeune Hergé l’apprécie tout particulièrement, avant de créer Tintin en 1929. Dès le début (1913), McManus vise un lectorat adulte, à la différence de l’Europe où la bande dessinée demeure enfantine au début du XXe siècle. Ye Qianyu décide d’en créer une version chinoise qu’il pense intituler tout d’abord Les Shanghaiens, avant de la rebaptiser presque aussitôt Monsieur Wang. Il reprend l’idée des phylactères, du trait épuré, des gags, du burlesque gestuel, des personnages récurrents et du thème du mari dominé par sa femme, tendant un miroir aux Shanghaiens dont les défauts sont exagérés mais qui se reconnaissent sans peine.

 

Ces dessins sont réalisés à la plume, à l’aide de traits nerveux, anguleux, mais très sûrs. Ye Qianyu fait preuve d’un sens indiscutable de la caractérisation. Tête triangulaire, ressemblance avec Chiang Kai-shek (qui ne paraît pas avoir été perçue à l’époque), monsieur Wang est un personnage type, un véritable héros de bandes dessinées, le premier et l’un des plus originaux dans l’histoire de ce genre en Chine [16].

 

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[10] H. Fruehauf, « Urban Exoticism in Modern and Contemporary Chinese Literature », dans E. Widmer et D. D. Wang (dir.), From May Fourth to June Fourth: Fiction and Film in Twentieth-Century China, Cambridge, Harvard University Press, 1993, pp. 133-164, ici p. 138.
[11] E. Johnston Laing, « Shanghai Manhua, the Neo-Sensationist School of Literature, and Scenes of Urban Life », Modern Chinese Literature and Culture, octobre 2010, Ohio State University, (consulté le 16 juin 2020).
[12] Une traduction en français du roman Confessions inachevées par l’auteur du présent article devrait paraître aux éditions Serge Safran courant 2020.
[13] M.-C. Bergère, Histoire de Shanghai, op. cit., p. 267.
[14] M. Laureillard, « La danse selon Ye Qianyu, peintre du vingtième siècle : de l’Inde à la Chine », dans V. Alexandre Journeau et Ch. Vial Kayser (dir.), Penser l’art du geste : en résonance entre les arts et les cultures, Paris, L’Harmattan, « L’univers esthétique », 2017, pp. 95-110.
[15] T. E. Barlow, « Commercial Advertising Art in 1840-1940s China », dans T. E. Barlow, M. J. Powers et K. R. Tsiang (dir.), A Companion to Chinese Art, Malden, Chicheley et Oxford, John Wiley, 2016, pp. 431-453, ici p. 432.
[16] P. Destenay, « Des origines à nos jours : la bande dessinée chinoise », dans Bandes dessinées chinoises, Paris, Université de Paris VIII-Centre Georges Pompidou, 1982, pp. 8-19, ici p. 12.