Illustrer Shanghai en 1930 : caricatures et
modernité kaléidoscopique dans la revue
Shanghai Sketch

- Marie Laureillard
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Fig. 1. Zhang G., So Sweet Shanghai, 1929

Fig. 2. Huang W., Les sentiments poussent
comme des champignons
, 1930

Shanghai Sketch porte la marque du cosmopolitisme shanghaien en s’inspirant largement de périodiques étrangers, dont les jeunes artistes et écrivains chinois sont férus, comme en témoigne l’écrivain Marc Chadourne dans son ouvrage Chine publié en 1931 :

 

Entendez-vous l’un d’eux parler de Proust ou de Picasso, ne vous demandez pas s’il a passé par Montparnasse. C’est dans Harper’s, dans Vogue ou dans Vanity Fair qu’il s’est renseigné sur ses contemporains [4].

 

Par une alliance de texte et d’image soigneusement élaborée, Shanghai Sketch offre un exemple de « produit métissé de deux médias communs à toutes les cultures » selon les termes d’Anne-Marie Christin, qui insiste sur le fait qu’« accompagner un texte par une image – l’illustrer – s’inscrit, dans les écritures idéographiques, dans le prolongement direct et quasi naturel du système lui-même ». Toutefois, le modèle est ici occidental : on s’approprie une pratique étrangère tout en tirant profit des spécificités de l’écriture chinoise, comme le montre l’adaptation de l’écriture chinoise à l’esthétique Art déco, qui, en Chine, transforme l’aspect des couvertures de livres et de revues et envahit le paysage urbain à la fin des années 1920. Le développement du design graphique européen trouve un fidèle écho dans les « caractères artistiques » (meishuzi 美術字) de Shanghai Sketch, stylisés, tantôt allongés, distordus, tantôt obliques ou reliés latéralement pour imiter une lettre latine scripte ou ombrés pour créer une impression de tridimensionnalité. Les traits et points constitutifs de l’écriture chinoise se muent en formes parfaitement géométriques pour créer « osmose graphique » et « dynamique du voisinage » avec l’image [5] : carrés, losanges, triangles, cercles ou svastikas. Ainsi les caractères de la marque de vêtements Yunshang 雲裳, dans le numéro du 15 mars 1930, vont-ils jusqu’à se décomposer en rectangles, cercles, demi-cercles et lignes fines. Cette typographie nouvelle est obtenue non pas au pinceau mais grâce aux techniques d’impression modernes.

Modèle archétypal de l’Art déco, le style Broadway, créé par Morris Fuller Benton, est transposé en chinois sans que la lisibilité en soit compromise pour autant : on y retrouve les contrastes importants entre principaux traits larges et lignes très fines.  La couverture du n° 95 du 22 février 1929, signée par Zhang Guangyu 張光宇 (1902-1965), s’inscrit dans la même veine par ses caractères formés de parallèles rouges et bleues, pareils à des notes de musique échappées des trompettes de l’orchestre de jazz traité par simplifications géométriques cubistes et aplats de couleurs. La tension créée par le contraste entre lignes droites et courbes des caractères d’écriture se prolonge dans le dessin (fig. 1).

Même le Bifur du graphiste Cassandre, style typographique sans empattement qui tente de donner à la page la sévère apparence de l’architecture, retient l’attention des artistes chinois collaborant à la revue :

 

Il est la capitale comme instinctivement ramassée dans les seuls éléments forts qui dominent sa masse visible : horizontales, obliques, fragments de cercle. La lettre trouée par la vitesse de quelque voiture de course lancée à toute allure ou d’une locomotive brûlant les rails. Efficace et foudroyante [6].

 

Une version chinoise de cette police d’écriture apparaît dans les numéros du 22 mars 1930 et du 3 mai 1930 (fig. 2). Le caractère est réduit à ses éléments essentiels, déformé, mais toujours lisible, les espaces fermés étant remplis de la même manière que les lettres de Bifur.

Quant aux dessins de couvertures, on y décèle des styles inspirés de l’Art nouveau, de l’Art déco, du cubisme, du surréalisme, aussi bien que du symbolisme et du décadentisme européen. La composition est souvent en diagonale, le cadrage inédit, les dessins linéaires sont réduits à l’essentiel avec des aplats de couleurs. Ces dessins frappent par l’omniprésence de la figure humaine, si rare dans la peinture traditionnelle, où seule la nature était considérée comme source de beauté et de créativité et où le corps humain n’était pas perçu comme un objet esthétique. Celle-ci est au contraire exaltée dans le haipai 海派 ou « style de Shanghai », concept s’appliquant aussi bien aux pratiques de la vie quotidienne qu’aux formes d’expression artistique et littéraire. On remarque en particulier un intérêt nouveau pour l’érotisme et le nu, qu’il s’agisse de photographies ou de dessins. Ainsi, les photos de nus féminins du monde entier, empruntées à une publication allemande, se multiplient sur les pages de Shanghai Sketch dans une série intitulée « Corps humains comparés du monde entier » (世界人體的比較), jusqu’à attirer l’attention de la censure, qui sera finalement contournée sous un prétexte scientifique [7].

 

L’impact des images sur les esprits et leur efficacité dans la diffusion des habitudes occidentales sont redoutés par un gouvernement nationaliste qui multiplie les comités de censure au début des années 1930. (…) Les censeurs interdisent le nu érotique, mais exaltent le nu athlétique, symbole et promesse d’une renaissance nationale. Pour le public shanghaien, la distinction n’existe pas [8].

 

Ce culte du sport apparaît ainsi sur une couverture réalisée par Zhang Guangyu pour le n° 108 (24 mai 1930), où deux nageuses en maillot de bain vues en perspective s’engouffrent dans une spirale bleu dégradé sur laquelle s’inscrit le titre de la revue en caractères angulaires exclusivement formés de ronds et de rectangles.

La modernité commerciale et cosmopolite à laquelle aspire la population de la métropole, notamment les classes moyennes alors en plein développement, caractérise le haipai :

 

la richesse de la culture shanghaienne est celle d’une culture fécondée par les croisements culturels (…) L’aspiration largement partagée à la modernité légitime les emprunts étrangers, elle les fait même apparaître comme une expression du nationalisme. Rendre la Chine moderne, n’est-ce pas lui redonner sa puissance et son rayonnement [9] ?

 

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[4] M. Chadourne, Chine, Paris, Plon, 1931, p. 162.
[5] A.-M. Christin, L’Invention de la figure, Paris, Flammarion, « Champs Arts », 2011, pp. 169-170.
[6] Ibid., p. 176.
[7] C. Rea, A History of Laughter: Comic Culture in Early Twentieth-Century China, University of Columbia, 2008, thèse non publiée, p. 220.
[8] M.-C. Bergère, Histoire de Shanghai, op. cit., p. 273.
[9] Ibid., p. 256.