Illustrer Shanghai en 1930 : caricatures et
modernité kaléidoscopique dans la revue
Shanghai Sketch

- Marie Laureillard
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résumé
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C’est en 1928 qu’est fondée la revue Shanghai Sketch (en chinois Shanghai manhua 上海漫畫), qui, selon l’avant-propos de la rédaction, vise à « exprimer les sentiments éprouvés face à la grandeur et la richesse des mille trésors de la vie shanghaienne » [1]. 110 numéros paraîtront du 21 avril 1928 au 30 juin 1930. Cette durée de publication relativement brève correspond aux premières années de la période dite « décennie de Nankin » (1927-1937), qui a débuté par l’expulsion des seigneurs de la guerre de Pékin et le déplacement de la capitale de Pékin à Nankin, et se caractérise par une grande instabilité politique et sociale, une crise économique globale et des menaces d’invasion japonaise. Les cercles littéraires et artistiques se polarisent : la Ligue des écrivains de gauche, fondée par Lu Xun en 1930, en appelle à une position militante, tandis que les néosensationnistes savourent les plaisirs cosmopolites de la ville. Vitrine de la vie culturelle et de la modernité shanghaienne, cette combinaison de texte et d’image qu’est Shanghai Sketch reflète l’imaginaire de l’époque et contribue à le façonner. On évoquera dans un premier temps les aspects techniques, économiques et esthétiques de la revue, avant de se pencher sur les deux thématiques essentielles qui s’en dégagent et qui représentent une certaine réalité shanghaienne : les scènes de la vie urbaine vues sous un angle humoristique à travers la bande dessinée Monsieur Wang de Ye Qianyu, qui paraît en feuilleton dans chaque numéro, et la modern girl, omniprésente sur les dessins de couvertures, les caricatures, les publicités et les photographies.

 

Une esthétique Art déco

 

En automne 1927, Ye Qianyu, Huang Wennong, Lu Shaofei, les frères Zhang Guangyu et Zhang Zhenyu et d’autres artistes professionnels fondent la société de caricatures (Manhua hui 漫畫會) avant de lancer la revue Shanghai Sketch le 21 avril 1928. Elle est financée par un dandy aux goûts exotiques, Shao Xunmei邵洵美 (1906-1968) – dont le nom anglicisé est Sinmay Zau –, fils d’une riche famille shanghaienne, qui a fait des études à l’université de Cambridge, collectionne œuvres d’art et livres occidentaux, a pour maîtresse la journaliste américaine Emily Hahn et se distingue par sa poésie décadente inspirée de Baudelaire et de Swinburne. Si Shao réside lui-même dans la Concession française, le siège de la revue se situe dans la Concession internationale, près de l’intersection de la rue du Shandong et de la rue de Fuzhou – une artère très animée bordée de restaurants, de maisons de thé, de théâtres et de librairies.

En Chine, la période de l’entre-deux-guerres correspond à un essor sans précédent de la presse illustrée.

 

A la veille de la Guerre Sino-japonaise, 86% des maisons d’édition sont concentrées à Shanghai. Leur développement coïncide avec le succès croissant d’une presse périodique variée, proche de l’actualité, adaptée à des publics divers (…). En 1933, plus de 200 revues – soit la presque totalité des revues chinoises – paraissent à Shanghai [2].

 

Le tirage de Shanghai Sketch est de 3 000 exemplaires, chiffre honorable pour l’époque : une classe moyenne toujours plus nombreuse constitue le lectorat de cette revue, qui présente des images stéréotypées du Shanghaien moyen ou de la modern girl auxquelles elle s’identifie.

Chaque numéro de Shanghai Sketch contient huit pages de format tabloïde (soit environ 37 x 25 cm), imprimées en lithographie, dont quatre bicolores et quatre en noir et blanc. La première de couverture est une caricature ou un dessin en couleurs, qui attire l’œil par la virtuosité de l’exécution, le dynamisme de la composition et l’audace du sujet. Sur la quatrième de couverture apparaît la bande dessinée Monsieur Wang. Les pages 4 et 5 sont dédiées au manhua, tandis que les autres pages présentent un contenu plus varié (photographies, textes critiques ou essais, publicités, actualités diverses...) : la ville moderne apparaît comme une source d’inspiration infinie pour les artistes, qui nous livrent le fruit de leurs observations ou conçoivent des scènes imaginaires souvent métaphoriques. La juxtaposition de dessins et de photographies accentue ce mélange de réalité et de fiction.

La caricature, plutôt d’orientation politique jusque-là, aborde désormais des thématiques sociales. Le terme manhua 漫畫 du titre chinois désigne d’ailleurs la caricature, le dessin de presse aussi bien que les comic strips à l’américaine. Il s’agit d’un néologisme emprunté au japonais au début du XXe siècle, signifiant « esquisse », « caricature », « dessin exécuté librement, à sa guise » dans un registre léger, volontiers humoristique. Une définition du terme trouvée dans l’édition de 1940 du dictionnaire Cihai montre que l’élément satirique ou comique, dont le sens prédomine aujourd’hui, n’est pas essentiel à l’époque : « Manhua : sorte de peinture dont le thème peut être purement imaginaire, rendre compte de faits particuliers ou décrire des fragments de vie. Liberté de la forme, simplicité du style et saveur caractérisent ce genre d’image » [3]. Ainsi, la traduction du terme manhua par « sketch » (esquisse) dans le titre anglais de la revue est-elle parfaitement justifiée.

 

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[1] Shanghai manhua n° 1, 21 avril 1928, p. 2.
[2] M-C. Bergère, Histoire de Shanghai, Paris, Fayard, 2002, p. 270.
[3] M. Laureillard, Feng Zikai, un caricaturiste lyrique : dialogue du mot et du trait, Paris, L’Harmattan, « L’univers esthétique », 2017, pp. 31-32.