Illustrer la Suisse ? Revendications,
stratégies visuelles et cumul symbolique
d’un périodique suisse à la fin du XIXe siècle

- Laurence Danguy
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Fig. 8. Boscovits senior, « Hohe Schule » 1891

Fig. 10. Anonyme, sans titre, 1875

Fig. 11. Boscovits senior, « Komm’ich heute
nicht so komm’ ich morgen
», 1909

Fig. 12. Anonyme, « Im Zeichen des
Widder
», 1904

Fig. 13. Boscovits senior, « Physiognomische
Studien
», 1908

Un troisième système renferme des motifs caricaturaux liés à des questions de fond, qui permettent aux motifs de s’installer dans un médium où la répétition est constitutive de l’économie visuelle. Le train devient ainsi un motif qui confirme l’omniprésence d’une question ferroviaire, sans cesse discutée depuis le milieu du XIXe siècle et qui condense les désaccords sur le mode de capitalisation – public ou privé – et de gestion – fédéral ou cantonal (fig. 8). Faute d’accords stables, les dysfonctionnements sont incessants et deviennent une manne pour les caricaturistes. C’est du reste en lien avec la question ferroviaire qu’apparaît le motif du téléphérique, appelé à un succès considérable dans la seconde moitié du XXe siècle, et dont le statut va être identique à celui du train (fig. 9 ). Les téléphériques de cette première image, nombreux et instables, font verser leurs occupants. Ils sont contrôlés par des étrangers copieusement typés ; en haut de l’image, un cycliste, juché sur un engin à vapeur tire l’unique locomotive au drapeau suisse. Le personnage du Nebelspalter prend à partie Helvetia :

 

Tu vois, Helvetia, ce sera comme ça quand les téléphériques n’auront plus besoin de concession ! / Peut-être, mais dans mes vieux jours, je ne pourrai plus apprendre à danser sur une corde [27].

 

Le premier téléphérique commercial n’est alors qu’en projet. Il ne sera mis en service qu’en 1908 au Wetterhorn [28]. Le véritable sujet de la caricature est le risque d’une prise de contrôle étrangère des infrastructures. Car ces motifs, du train ou du téléphérique, ne valent jamais par eux-mêmes – ce sont pour ainsi dire des motifs manifestes qui recouvrent un contenu latent.

Un quatrième et dernier système renferme des motifs idiomatiques. La temporalité en est diffuse, puisque ce système n’est pas directement lié à l’actualité mais réactivé et enrichi par celle-ci. Il s’agit de mettre en image des mots ou expressions alémaniques, dont on souligne la pertinence contextuelle, ou encore d’iconiser une idée moins directement liée au langage. Ces motifs déterminent l’économie d’une caricature ou sont insérés aux côtés d’autres motifs ressortissant à un fonds caricatural européen. L’exemple le plus fort est celui du Nebelspalter, qui va servir de titre et donner naissance à un personnage (fig. 10). Der Nebelspalter est, en fait, la transposition en image d’un jeu de mot, « Nebelspalter » désignant, d’une part, dans la langue parlée, un tricorne, qu’aime volontiers à porter le bourgeois du XIXe siècle, tandis que, d’autre part, la décomposition des deux substantifs accolés, « Nebel », brouillard et « Spalter », dérivé du verbe « spalten » – fendre, diviser, trancher, dédoubler –, suggère que l’on taille dans le brouillard afin de débusquer la vérité, selon une métaphore usuelle. La métaphore est néanmoins détournée, puisque ce n’est pas un tricorne qui est donné à voir avec le personnage allégorisant la revue mais un bicorne, pourvu d’une connotation plus moderniste. Les petites figures typées, associées aux rubriques représentent un autre exemple, apparu tôt et particulièrement pérenne. Elles illustrent des expressions et types zurichois, comme Herr Feufi (Monsieur cinq) ou Frau Stadtrichter (Madame la juge de ville) [29]. Parmi les motifs idiomatiques particulièrement fréquents et liés à des calembours visuels, citons le banc pour la banque, avec une homonymie du mot en allemand (Die Bank). Le motif est utilisé à partir des années 1880 afin d’illustrer les débats sur la création de la banque centrale, qui ne sera effective qu’en 1907 [30]. Ou encore le motif de l’escargot servant à montrer la lenteur d’une action, d’une prise de décision ou du fonctionnement d’une institution, très souvent la Confédération (fig. 11). Helvetia s’indigne ici de la lenteur de l’escargot sur lequel sont perchés les trois négociateurs du rachat de la ligne du Gothard par la Confédération [31]. Cela dit, la plus savoureuse de ces mises en scène idiomatiques est à mes yeux une couverture de l’époque Jugendstil, faisant partie d’une série consacrée aux signes du zodiaque (fig. 12). Intitulé Im Zeichen des Widder (Sous le signe du bélier), le dessin montre un homme tondu, une fois ses impôts payés [32]. Le personnage, identifiable comme Zurichois par l’écusson cousu sur son bonnet, revêt l’apparence d’un paysan suisse devant un paysage alpin : il courbe le dos comme les moutons répliqués sous la banderole de titre, tous tondus.

Analyser comme je viens de le faire la manière dont le Nebelspalter illustre la Suisse ne permet à vrai dire que de donner une image incomplète de l’appareil illustratif. A force de revendications, de stratégies visuelles et de cumul de symboles, la revue entière devient une illustration de la Suisse. Si beaucoup de dessins thématisant l’actualité intérieure ne peuvent être considérés de manière isolée comme des illustrations de la Suisse, mis côte à côte, ils forment une somme, une chronique visuelle, que le suivi et la répétition permettent d’investir, et qui les élèvent au rang d’illustration. Ceci est perceptible dans une historiographie disparate et plutôt abondante, où les ouvrages de vulgarisation l’emportent sur la littérature scientifique : quel que soit le sujet, le point de vue, la méthode adoptée, la qualification d’« institution nationale » revient. Même s’il est vrai que ce statut vaut surtout pour la partie alémanique du pays, cette situation éditoriale ne possède, à ma connaissance, pas d’équivalent en Europe. Le constat est net : au même titre que les Alpes, Guillaume Tell, le gruyère, le chocolat et, si l’on veut forcer le trait, Roger Fédérer, le Nebelspalter illustre la Suisse en termes de notoriété, et surpasse tous ces emblèmes et symboles, puisqu’il y ajoute des mots et des images (fig. 13). Illustrer la Suisse, c’est aussi dans le Nebelspalter quelque chose qui échappe à une analyse systématique, soit une certaine culture du compromis, perceptible dans les propos, la rhétorique, les charges, le répertoire iconographique, à vrai dire jusque dans le cadrage de l’image, assuré par un trait continu des décennies durant, mais surtout au travers d’un usage de la couleur tout à fait particulier, très fortement marqué par la bichromie [33]. Une bichromie, signe s’il en est, de l’ambivalence, où les deux couleurs se fondent l’une dans l’autre, créant un appel visuel à la mesure, une façon aussi de se singulariser sur la scène européenne [34].

 

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[27] (Nebelspalter : « Siehst Du, Helvetia so wirds herauskommen, wenn die schwebenden Bahnen keine Konzession bedürfen ! » / Helvetia : « Vielleicht, aber deshalb kann ich auf meine alten Tage doch nicht mehr lernen seiltanzen ») ; Der Nebelspalter,1890/5, dessin pleine page de Boscovits senior sans titre.
[28] H.-P. Bärtschi, « Chemins de fer de montagne et transports par câbles », dans Dictionnaire historique de la Suisse (11/02/2015 - consulté le 2 août 2020) ; L. Danguy, Le Nebelspalter zurichois (1875/1921), op. cit., pp. 133-134.
[29] L. Danguy, Le Nebelspalter zurichois (1875/1921), op. cit., p. 32.
[30] Ibid., p. 123.
[31] Der Nebelspalter 1909/17, dessin pleine page de Boscovits senior intitulé « Komm’ich heute nicht so komm’ ich morgen » (Si ce n’est pas pour aujourd’hui, c’est pour demain).
[32] Der Nebelspalter 1904/13, couverture non signée intitulée « Im Zeichen des Widder » (Sous le signe du bélier).
[33] Der Nebelspalter 1908/1, couverture de Boscovits senior.
[34] L. Danguy, Le Nebelspalter zurichois (1875/1921), op. cit., pp. 239-240.