Illustrer la Suisse ? Revendications,
stratégies visuelles et cumul symbolique
d’un périodique suisse à la fin du XIXe siècle
- Laurence Danguy
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Fig. 5. Boscovits senior, « Jedem das Seine », 1905
Fig. 6. Boscovits senior, « Viehausstellung
in Paris », 1900
Illustrer la Suisse par le verbe, c’est aussi couvrir une situation linguistique singulière, puisque quatre langues sont parlées sur le territoire, dont trois reconnues langues officielles : l’allemand, le français et l’italien, qui viennent en fait masquer l’omniprésence des dialectes. C’est ainsi que le Nebelspalter maniera tour à tour, et avec un dosage différent selon les époques, le haut-allemand, pour les textes sérieux, et le Züridütsch, c’est-à-dire le dialecte parlé, pour les légendes des caricatures et certains billets humoristiques. Le dialecte permet de se démarquer de l’Allemagne, pays jalousé et mal-aimé, où il n’est compris que dans la partie sud du pays. Ambitionnant une représentativité et une réception nationales, qui dépassent les cantons alémaniques, très largement majoritaires, le Nebelspalter s’essaie, par ailleurs, pendant les premières années, et à nouveau durant la période Jugendstil, à combiner les langues, livrant quelques légendes en italien, mais instaurant surtout entre 1897 et 1899 un système de doubles légendes allemandes et françaises, particulièrement représentatif du bilinguisme de l’époque, et unique en Europe. Cela dit, cet effort aura des ratés, telle la parodie d’une lettre en français fédéral (le français parlé par les Suisses non francophones), intitulée « Le départ du Weltschlande », d’après un néologisme formé d’après les mots Land (pays) et Welsch (Suisse romand), ce dernier suggéré comme Welt (monde) [17], ou un jeu de mots opérant un rapprochement hasardeux entre « corps de ballet » et « corps de balai » [18].
Illustrer la Suisse par le verbe, c’est enfin utiliser des titres choisis qui scandent l’année en affirmant l’identité suisse et satirique : « Winterbilder » (Les images de l’hiver) ; des intitulés d’après le carnaval, la fête zurichoise des Sechseläuten célébrant la fin de l’hiver, les Pâques ; « Zur Badesaison » (La saison des baignades), « Hundstage » (La canicule), « Schützenfest » (Le concours de tir), « Sängerfest » (Le festival de chant), « Jagd-Saison » (La saison de la chasse). C’est aussi égrener des références culturelles et historiques partagées par tous, tel le Guillaume Tell de Schiller, dont on oublie facilement la nationalité allemande, la bataille de Morgarten ou encore la devise suisse « Un pour tous, tous pour un » (Unus pro omnibus, omnes pro uno).
Illustrer la Suisse en images
L’illustration de la Suisse par l’image procède dans le Nebelspalter de plusieurs (sous-) systèmes iconographiques qui s’entremêlent volontiers. Ces systèmes sont en outre corrélés à différents référentiels et ne sont jamais loin du verbe.
Un premier système s’adosse au grand art, en particulier à la peinture, et décline les topoi censés caractériser une peinture helvétique alors pratiquée par des artistes se formant à l’étranger, en France (Paris), en Italie (Milan) ou en Allemagne (Munich), et qui, revenus en Suisse, donnent une coloration helvétique à leurs œuvres afin de s’adapter au marché. Les dessinateurs du Nebelspalter font partie de ces artistes, et l’activité satirique est leur gagne-pain. Ces motifs, ce sont les Alpes ou encore les vaches, des figures folkloriques, tels que les bergers, des figures mythiques, tel Guillaume Tell, mais aussi des allégories et symboles nationaux, tels que Helvetia et la croix fédérale. Ce référentiel de topoi est peu influencé par l’actualité. Les motifs, tous proches du symbole, s’y accumulent volontiers. C’est ainsi le cas d’une double-page présentant Helvetia, la croix suisse accrochée à son corsage devant un paysage alpin, arbitrant les enjeux financiers des réseaux ferrés entre le lion de Zurich, pôle économique et siège du périodique, et l’ours de Berne, capitale de la Suisse et siège de la Confédération [19] (fig. 5). Ces motifs, en particulier la croix suisse et Helvetia, vont davantage résister que les autres à la caricature. Leur statut quasi sacré les préserve de la déformation. L’enlaidissement de Helvetia en 1906, souffrant chez le dentiste, est ainsi inédit [20]. La croix fédérale ne sera, elle, écornée qu’après la guerre, à l’heure des règlements de compte entre Alémaniques et Romands, s’accusant mutuellement de sympathie avec le pays voisin [21]. Ce n’est évidemment pas le cas des vaches qui font le bonheur de caricaturistes allant jusqu’à les emmener à Paris pour l’exposition universelle de 1900 [22] (fig. 6).
Un deuxième système comprend les compositions mettant en lumière les événements en Suisse. Tous les dessins liés à l’actualité ne peuvent prétendre illustrer la Suisse, et seules les compositions solennisées le font de manière évidente. Les numéros spéciaux, dédiés à des personnages ou des événements nourrissant l’identité nationale, sont des repères importants. Dans les années précédant le tournant du siècle, on fête ainsi en 1895 les soixante-dix ans du poète zurichois Conrad Ferdinand Meyer (1825-1898) et l’inauguration de la Tonhalle, la grande salle de concert zurichoise [23] ; en 1896, l’ouverture de l’exposition nationale de Genève [24] ; en 1897, les soixante-dix ans du peintre Arnold Böcklin (1827-1901) [25] ; en 1898, l’inauguration du Musée national de Zurich [26] (fig. 7). Ce dernier événement donne lieu à une couverture surchargée de symboles du plus pur Heimatstil (style du terroir), une déclinaison helvétique du Jugendstil, qui n’est présente que dans le Nebelspalter : le titre « Nebelspalter » en lettres gothiques est pourvu d’une lettrine rouge, en rappel du blason suisse dans le bandeau inférieur ; l’image montre un couple de jeunes paysans en costume traditionnel devant un paysage alpin. Il ne s’agit là que d’un échantillon de ces images assez nombreuses, qui sont souvent des doubles-pages bigarrées ou des portraits de grands hommes à l’iconographie très convenue.
[17] Der Nebelspalter 1898/17, texte intitulé « Le départ du Weltschlande ».
[18] Der Nebelspalter 1902/43, dessin signé d’un monogramme intitulé « Ein wenig anders geschrieben, ein wenig anders getrieben ! » (Ecrit un peu autrement, mené un peu autrement).
[19] Der Nebelspalter 1905/4, double-page en couleur de Boscovits senior intitulée « Jedem das Seine » (A chacun le sien).
[20] Der Nebelspalter 1906/17, dessin de Boscovits senior intitulé « Zur neuesten Gesetzesnovelle » (Le dernier amendement à la loi).
[21] Der Nebelspalter 1919/22, dessin intitulé « La gloire qui chante ».
[22] Der Nebelspalter 1900/10, dessin pleine page de Boscovits senior intitulé « Viehausstellung in Paris » (Exposition de bétail à Paris).
[23] Der Nebelspalter 1895/41, double-page intitulée « Conrad Ferdinand Meyer 70. Geburtstag » (Le 70e anniversaire de Conrad Ferdinand Meyer) ; Der Nebelspalter 1895/42, double-page intitulée « Zur Neuen Tonhalle » (Sur la nouvelle Tonhalle).
[24] Der Nebelspalter 1896/18, double-page intitulée « Zur Eröffnung der Schweizerischen Landesausstellung in Genf. 1. mai 1896 » (Sur l’inauguration de l’exposition nationale suisse de Genève le 1er mai 1896).
[25] Der Nebelspalter 1897/42 : le numéro entier est consacré à Böcklin.
[26] Der Nebelspalter 1898/26, couverture de W. Lehmann-Schramm.