Illustrer la Suisse ? Revendications,
stratégies visuelles et cumul symbolique
d’un périodique suisse à la fin du XIXe siècle
- Laurence Danguy
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Fig. 1. Anonyme, « Prosit Mamma ! » 1875
Fig. 2. Anonyme, « Das ist unsere Meinung über
die Tessiner Affaire » 1884
Dans cette configuration, le premier éditorial représente une singularité. Le Nebelspalter zurichois, avocat de l’humour et du mot d’esprit, y prend à parti un « Gehorsamer Diener » (docile serviteur) et une « erlauchte Welt » (monde illustre), et se met au service du pays, afin d’en dénoncer les maux chroniques ou aigus, en premier lieu la « konservative Blei » (chape conservatrice) et les « Jesuiten » (jésuites) [8]. La caricature de la dernière page est une réponse à un texte en couverture, faussement exempt d’image. Intitulée « Prosit Mama ! » (Santé maman !), l’allégorie de la revue, le personnage du Nebelspalter, s’y présente à Helvetia, personnification de la Suisse en Vierge de Miséricorde qui protège de son manteau les sept conseillers fédéraux [9] (fig. 1). Négligemment assis sur le rebord d’une fenêtre qu’il a de toute évidence impudemment franchie, il se pose en mauvais galopin. Des feuilles marquées « Satyre » (satire), « Witz » (mot d’esprit) et « Humor » (humour) s’échappent du journal à son nom, coincé sur l’une de ses jambes. Elles viennent se poser sur les livres du Nationalrath (Conseil national) et du Ständerath (Conseil des états), les deux instances du parlement suisse. Le Nebelspalter lève son chapeau pour engager un dialogue avec Helvetia :
Helvetia : Que veux-tu ? Louer ? – Lancer des invectives ? –
Nebelspalter : Pour le premier, cela reste ouvert, pour le second, nous en sommes – les serviteurs ! [10]
Le périodique déclare ainsi son intention de surveiller et commenter la vie politique suisse avec un humour agressif, d’incarner pour ainsi dire une certaine vision du pays [11]. Dans cet éditorial et la caricature qui lui est associée, les trois acceptions du terme illustrer (1/ rendre illustre 2 / rendre plus clair par des notes, par des commentaires 3 / illustrer un livre, orner de gravures un livre imprimé) sont pleinement investies. Le périodique va régulièrement reprendre cette combinaison d’un éditorial et d’une caricature lorsqu’il sera question de transmettre un discours important sur la Suisse.
L’unité du pays représente l’une des causes essentielles. Elle est constamment mise à l’épreuve par les rivalités entre cantons, Berne et Zurich surtout, ainsi que par celles entre les cantons (en tant qu’unités politiques) et la Confédération. Les tensions entre les différentes régions linguistiques représentent toutefois la menace la plus forte. Il ne s’agit plus alors de querelles de clocher ou de contestation de l’autorité centrale mais d’un risque de fracture nationale. Le Tessin est un terrain fertile à ce type de troubles, dont on a surtout retenu la révolution du 11 septembre 1890, en raison de ses conséquences institutionnelles avec l’introduction de la proportionnelle dans le régime électif. Les troubles sont cependant plus anciens, avec une première menace en 1884. Le Nebelspalter publie alors un éditorial intitulé « Protest » (Protestation), assorti d’une caricature intitulée « Das ist unsere Meinung über die Tessiner Affaire » (Ceci est notre avis sur l’affaire tessinoise), où Helvetia donne la position du périodique [12] (fig. 2). Le Nebelspalter s’appuie sur le rejet de la violence populaire par les Suisses alémaniques, alors que le sentiment d’unité nationale est fragilisé, et qu’il s’agit donc d’une valeur qu’il faut conforter [13].
Les exemples de ce type d’arrangement entre texte et image sont nombreux. Parmi ceux-ci la question de l’art suisse occupe une place à part, puisque, d’une part, il s’agit d’une valeur alors étrangère aux mentalités, de l’autre, l’image qui répond à l’éditorial paraît à une distance de plusieurs mois. Les premières positions artistiques du Nebelspalter s’inscrivent, en effet, dans le contexte helvétique, tout à fait singulier en Europe, d’une quasi-absence d’institutionnalisation de l’art, et d’un manque cruel de structures de formation, qui contraignent les artistes à se former à l’étranger, d’un niveau de subventions publiques très bas, et d’un besoin d’espaces d’exposition. Cet état des lieux témoigne d’une difficile intégration du critère artistique dans l’identité nationale. Durant la période zurichoise du Nebelspalter, on observe néanmoins une structuration progressive du champ de l’art [14]. La question de l’art national domine alors les débats. A la mi-1885, apparait pour la première fois une mention, somme toute discrète, d’un art national dans un petit dessin montrant la destruction d’une statue d’Helvetia, projetée par Vincenzo Vela pour la cour du Palais fédéral [15] (fig. 3), avant que la question ne prenne soudain toute sa place à la fin de l’année 1886 via un éditorial au titre univoque, « Die schweizerische Kunst » (L’Art suisse). Le texte est anonyme, signe d’un sujet particulièrement sensible. Il revient sur l’échec essuyé par le conseiller national Albert Gobat (1843-1914) lors de sa plaidoirie devant le Parlement en faveur d’un soutien plus important à l’art. Ce n’est pourtant que bien plus tard, quasiment un an et demi après, que le périodique publie une composition également intitulée « Schweizerische Kunst » (Art suisse), ponctuant une polémique attentivement suivie par les lecteurs, à en croire la récurrence des textes et caricatures (fig. 4). Une jeune femme, désignée comme l’art, est enchaînée à un roc, les attributs de l’artiste, palette, ciseaux et marteau, dans ses mains ; à l’arrière-plan, se détache le cheval ailé, Pégase. Plusieurs personnages tentent de tirer la femme à eux, qui par la robe, qui par ses chaînes, alors qu’au premier plan un singe joue de la lyre, symbolisant un art dominé par la cupidité. Outre une palette, la femme tient dans sa main gauche un sac marqué « 100 000 francs art» (Frs 100 000 Kunst). Des hommes se pressent pour en recevoir le contenu, entourés de pancartes et d’inscriptions « Gunst » (faveur), « Ausstellung Paris 1889 » (exposition Paris 1889) et « Kritik » (critique). La légende est acide :
Art suisse / L’art vient du talent, / C’est pourquoi il n’est pas important / Que des gens sans talent / Parlent autant d’art [16].
[8] Der Nebelspalter 1875/1, couverture.
[9] G. Kreis, Helvetia im Wandel der Zeiten. Die Geschichte einer nationalen Repräsentationsfigur, Zurich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 1991, p. 156.
[10] (Helvetia : Was willst du ? Loben ? Schimpfen ? – Nebelspalter : Das erste steht uns frei, beim zweiten sind wir – Knechte ) ; Der Nebelspalter, 1875/1, dessin en noir et blanc non signé intitulé « Prosit Mamma ! » (Santé maman !).
[11] L. Danguy, Le Nebelspalter zurichois (1875/1921), op. cit., p. 22.
[12] Der Nebelspalter 1884/48, double-page non signée intitulée « Das ist unsere Meinung über die Tessiner Affaire » (Ceci est notre avis sur l’affaire tessinoise).
[13] L. Danguy, Le Nebelspalter zurichois (1875/1921), op. cit., pp. 129-131.
[14] H. A. Lüthy, « L’art en Suisse 1890-1945 », dans H. A. Lüthy et H. J. Heusser (dir.), L’Art en Suisse 1890-1980, Lausanne, Payot, 1983, pp. 9-10, 34 ; V. von Fellenberg, « Die nicht realisierte Schweizerische Kunstakademie », dans J. Albrecht (dir.), Das Kunstschaffen in der Schweiz, 1848-2006, Zurich, Benteli, 2006, pp. 247-257 ; V. von Fellenberg et L. Langer, « La formation des artistes suisses à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris de 1793-1863 : enjeux et méthodes », dans M.-C. Chaudonneret (dir.), Les Artistes étrangers à Paris. De la fin du Moyen Age aux années 1920, Berne, Peter Lang, 2007, pp. 177-192.
[15] Der Nebelspalter 1885/28, caricature en noir et blanc de Boscovits senior intitulée « Ahnung » (Pressentiment) ; Gianni Haver, « Dame à l’antique avec lance et bouclier ; Helvetia et ses déclinaisons », dans Hors-Champs. Eclats du patrimoine culturel immatériel, Lausanne, Musée d’ethnographie, 2013, p. 280.
[16] (Schweizerische Kunst / Von Können stammt die Kunst, Drum ist’s wie blauer Dunst, / Wenn Leute, die das Können missen, / So viel von Kunst zu reden wissen.) ; Der Nebelspalter 1888/14, dessin pleine page d’Heinrich Jenny intitulé « Schweizerische Kunst » (Art suisse) ; L. Danguy, Le Nebelspalter zurichois (1875/1921), Op. cit., pp. 181-186.