De l’illustration comme transgression
- Anne-Marie Christin

   Rio/Belo Horizonte, août 2009

note éditoriale

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(fig. 46) L’image qui fait face à ce quatrain est, au premier abord, surprenante. Certes, un motif visuel majeur, et central, a été gardé par le peintre, celui de la fleur : mais il se trouve inscrit dans le contexte, non prévu par le poète, d’un bouquet. Et surtout, s’il était quasi inévitable que le « tu » abstrait du poème prenne corps et visage dans le dessin, la précision méticuleuse du costume de la jeune fille et la gravité de son visage qui a plus l’air de bouder que de sourire semblent, elles, tout à fait gratuites, sinon en contradiction avec le texte. Le peintre a-t-il pensé qu’exprimer la tendresse du tutoiement était impossible à l’image ? Mais pourquoi cette allure figée, cet air absent ? Une observation plus attentive nous rend peu à peu accessibles les motifs de cette représentation paradoxale. Ce qui devient évident en premier lieu est que Dufy a choisi de traduire le « tout sourit » affirmé par le poète en l’appropriant au spectacle propre à l’image. Un chapeau bleu comme le ciel, un bouquet aux mêmes tons vifs qu’une robe de printemps, épanouie elle aussi comme une fleur, qu’il s’agisse de son bustier, de la robe elle-même ou de ses manches : ce geste, cette même couleur répandue sur une robe et sur des fleurs transposent en termes plastiques ce qui, à l’intérieur du poème, était suggéré phonétiquement par le jeu d’une dissémination sonore – allitération dominante en /t/, assonances en /ou/ et en /u/ où fusionnent – comme dans l’image – la femme et la nature : « Tout [...] Sourit, et tu fais comme tout ». Il nous apparaît alors que la figure de la femme, si étrangement fermée sur soi et inexpressive, ne nous est pas montrée non plus en tant que « représentation » de la jeune fille du poème, contrairement à ce que l’on attend d’ordinaire d’une « illustration », mais comme appartenant elle aussi avant tout au monde de l’image. Cette femme est, au sens littéral du terme, un être de papier : il s’agit d’une figure de mode devenue, par la fantaisie du peintre, celle du printemps, fantaisie qui n’est pas gratuite cependant : l’allusion, toute plastique qu’elle soit, est mallarméenne à sa façon, et c’est peut-être ici que le jeu de Dufy s’avère le plus subtil. Le Mallarmé des « vers de circonstances » est resté en effet le même qui avait créé vingt ans plus tôt La dernière Mode, revue de futilités mondaines dont il était tous les chroniqueurs à lui seul, et qui accueillait déjà de belles images de dames présentant le détail raffiné d’une robe en ayant l’air de philosopher (fig. 47). C’est à ces dames de papier qui faisaient rêver le poète que Dufy, en feignant de nous offrir un portrait que l’on aurait pu croire « réaliste », rend hommage, faisant renaître en réalité sur la « belle page » du livre – celle de droite, celle que l’on est censé voir la première –, comme une sorte de citation onirique, d’emblème imaginaire, la figure fantôme dont le poème avait réveillé secrètement, de son côté, l’écho nostalgique (fig. 48).

Le poème qui suit celui-ci appartient à la série des éventails. Lui aussi est exemplaire d’un autre type de métamorphose, qui court tout au long du recueil (fig. 49).

 

Fermé je suis le sceptre aux doigts
Et contente de cet empire
Ne m’ouvrez jamais si je dois
Dissimuler votre sourire.

 

Ici, l’objet a la parole, et le choix proposé à l’illustrateur est apparemment divisé entre deux visions possibles – celles d’un éventail ouvert ou fermé – et entre deux interprétations également hypothétiques, l’une parce qu’il s’agit d’une métaphore – le « sceptre » – l’autre parce qu’elle repose sur un jeu verbal impossible à traduire directement en image : la négation, le futur, la dissimulation sont par principe étrangers à un art qui n’existe que dans le présent.

L’interprétation que donne Dufy du poème (fig. 50) est, cette fois encore, en décalage par rapport au texte. Sur le coussin bleu capitonné d’une chaise de salon à fines moulures d’or un éventail blanc est posé un peu en biais, fermé. Le fond de l’image est divisé en deux par une tenture rouge qui s’ouvre sur la gauche, laissant apercevoir une plante verte largement épanouie dans un pot de style rococo. Le peintre, ici, a opté de façon systématique pour les seules données du poème qui lui étaient directement accessibles, en écartant le contexte de métaphores, d’hypothèses et d’injonctions dans lequel elles avaient été inscrites par Mallarmé. L’éventail est fermé, mais il ne l’est pas pour signifier ou symboliser un sceptre, il l’est de façon banale, objective. Ni femme ni sourire ne sont visibles. L’anecdote sur laquelle fantasme le poème est ignorée par le peintre, au centre d’un décor impérial et somptueux. Mais cet objet se trouve mis dès lors lui-même – par l’effet d’une sorte de transgression connotative ayant précisément son origine dans le texte qui l’avoisine et dans la double marge qui les sépare – en situation impériale, trace blanche au centre d’un décor impérial et luxueux. Comme il bénéficie également d’un enrichissement temporel dont on ne sait s’il relève plutôt du passé ou du futur. L’objet présent s’anime d’une absence, d’un énigmatique abandon : le rideau rouge dissimule-t-il la femme qui portait l’éventail ? Où est-elle partie ? Va-t-elle revenir ? Ainsi isolé, l’objet ne gagne pas plus de réalité, comme on l’attendrait d’une nature morte, mais il en donne paradoxalement une à la femme dont nous devons désormais constater qu’elle n’est pas là, à la manière d’un parfum encore présent dans une pièce, témoin d’un avant, mystérieux, dont l’histoire reste secrète, et qui fait advenir ainsi à la surface de l’image une mémoire empruntée [9] (fig. 51).

Dans quelle catégorie ranger des créations comme celles de l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux ou des Madrigaux qui, sans trahir en aucune façon leur statut d’origine, font participer texte et image, et chacun d’eux tour à tour, de ce qui semblait être propre à l’un ou l’autre ? Il est clair que les distinctions établies par Nelson Goodman entre arts autographiques, la peinture, la gravure, et allographiques, le texte, ne sont pas pertinentes ici. L’image qui s’associe au texte – ne parlons plus d’« illustration » – déplace ce texte dans un monde qui s’avère beaucoup moins étranger au sien que la raison alphabétique ne semblait l’avoir décidé de façon définitive, et qui rejoint ainsi les univers à la fois complexes et harmonieux des écritures idéographiques. Régression ou enrichissement ? Ceci est un autre débat. Il importe d’abord de prendre en compte de tels faits – de telles œuvres surtout – afin de réviser une conception du texte et du signe trop artificiellement désincarnée, et responsable de trop d’erreurs.

 

>Michel Melot - Introduction
>Márcia Arbex-Enrico - A propos du texte « De l’illustration
comme transgression » d’Anne-Marie Christin
>Hélène Campaignolle-Catel - L’illustration dans l’œuvre
d’Anne-Marie Christin. Une étude bibliographique
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[9] [Ajout marginal] : « Cf. A qui sont ces manches ? »