De l’illustration comme transgression
- Anne-Marie Christin

   Rio/Belo Horizonte, août 2009

note éditoriale

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Le relais entre ce système d’écriture que tout opposait à l’alphabet – il était « figuratif », spatial, impossible à analyser (du moins en était-on convaincu à l’époque) en termes phonétiques – et le monde de l’alphabet lui-même, avait été assuré par un texte copte traduit en grec au Ve siècle, les Hieroglyphica d’Horapollon. Ce manuscrit, découvert en 1419, avait été imprimé dès 1505 à Venise. Son destin est assez curieux. Il livrait des listes de hiéroglyphes dont les valeurs ont été confirmées depuis pour la plupart mais en les accompagnant de commentaires de fantaisie et qui allaient être illustrés, pour l’impression, non pas par la reproduction des hiéroglyphes visibles sur les obélisques de Rome, mais par des gravures qui transposaient leurs figures dans un style propre au XVIe siècle. (fig. 24) C’est cependant à cet ouvrage hybride que l’on doit l’introduction des « hiéroglyphes » imaginaires témoignant d’une réflexion fort subtile sur l’écriture visuelle dans le Songe de Poliphile de Francesco Colonna, publié en 1499 à Venise (fig. 25) – et également, si l’on en croit Alciat lui-même, l’invention de l’emblème. « Les mots dénotent, les choses sont dénotées, bien que parfois les choses aussi dénotent, comme les hiéroglyphes, chez Horus (Horapollon) et Chérémon, sur le modèle desquels j’ai écrit un petit livre de poésies auxquelles j’ai donné le nom d’Emblèmes » déclare-t-il.

Cette sensibilité aux hiéroglyphes prenait [en fait] appui sur une intuition beaucoup plus ancienne, et qui avait donné naissance à une section de la rhétorique où l’image jouait un rôle plus important que la parole : la mémoire. L’art de la mémoire avait été inventé par les orateurs hellénistiques. II avait son origine dans une légende du VIe siècle. La salle d’un banquet auquel le poète Simonide de Céos participait s’étant effondrée sur les convives alors que lui-même venait d’être attiré au dehors par les dieux, Simonide aurait été le seul à pouvoir identifier les corps parce qu’il se serait souvenu de la place qu’occupait à table chaque invité.

Les rhétoriciens ont tiré de cette histoire deux leçons. La première était que, pour se souvenir d’un discours, il fallait visualiser d’abord mentalement un espace complexe mais familier, par exemple une maison que l’on connaissait, et comportant des lieux bien distincts : entrée, chambres etc. C’était la succession de ces lieux – que l’on pouvait parcourir en tous sens à la différence du discours, articulé de façon logique – qui allait permettre de retrouver l’un après l’autre les arguments que l’on souhaitait développer (fig. 26). La seconde de ces leçons était qu’il convenait d’attribuer à chacun de ces arguments une représentation figurée qui le symbolise. Toutefois, ce n’était pas le degré d’adéquation ou d’analogie de cette figure par rapport à ce qu’elle évoquait qui devait la rendre mémorisable, non plus que son apparence, mais le fait qu’on devait l’inscrire dans un des lieux de l’espace que l’on avait choisi tout d’abord, de sorte que cette association surprenante allait créer entre eux un lien nécessaire et d’autant plus efficace qu’il était inattendu. C’est ainsi qu’une ancre de navire placée dans l’entrée d’une maison devait permettre de se souvenir que l’on avait prévu de commencer son discours en traitant de la navigation. Une méthode de ce type était totalement étrangère à la mentalité alphabétique, laquelle ne conçoit un signe que dans un rapport « signifiant » – « signifié » purement analogique, et exclut toute intervention du support [dans] son champ. Mais on peut y reconnaître sans peine les principes de l’écriture idéographique – et d’abord hiéroglyphique – et ses origines iconiques : espace que l’on parcourt et que l’on interroge visuellement, indépendance du signe par rapport à ce qu’il représente, qui lui permet de prendre une valeur différente selon le contexte où il se situe, contaminations par effets de contraste simultané entre des éléments hétérogènes voisinant sur une même surface,

Les traités de mémoire artificielle s’étaient multipliés au Moyen Age, donnant lieu à des interprétations philosophiques d’une grande subtilité, telle celle de Giordano Bruno. A la Renaissance ont été publiés surtout des recueils de recettes visuelles, plus pittoresques que convaincants (fig. 27) : on comprend que la méthode abstraite proposée par les théoriciens de la Réforme pour remplacer l’art de la mémoire ait entraîné sa disparition. Mais l’emblème prenait sa relève au même moment en prouvant par un autre biais l’application de ses principes à la mise en page textuelle – que les intuitions visuelles d’où était né un tel art étaient tout à fait pertinentes, et qu’elles avaient leur nécessité et leur place dans la civilisation de l’alphabet.

 

***

 

C’est dans le premier tiers du XIXe siècle que le terme d’« illustration » s’est substitué en France à ceux d’« estampe », de « gravure » ou de « planche », pour désigner l’image du livre. Ce terme ne permettait pas seulement d’identifier un certain type de figure, destiné à accompagner un texte imprimé, il soulignait également le fait que cette image devait avoir un rôle non pas décoratif mais fonctionnel ; à la différence du qualificatif de « pittoresque » utilisé alors dans certains titres – Le Magasin pittoresque par exemple – celui d’« illustré » prenait en compte les valeurs d’éclaircissement, d’explication ou de commentaire qui avaient été attachées dès l’origine à cette notion : le magazine L’Illustration a été créé en 1843 dans cet esprit. Une telle qualification n’était cependant pas dépourvue elle-même d’ambiguïté. Le XIXe siècle, comme l’a montré Michel Foucault dans Les Mots et les choses consacre le triomphe de la langue dans la culture européenne. Il est celui où se constitue, à côté de l’archéologie, une science nouvelle, ancêtre de la linguistique, la philologie, dont l’objet est de « fixer la valeur des mots et des caractères qui les représentent, et [d’]étudie[r] les mécanismes des langues antiques » – je cite Champollion [lui-même] qui lui rend un fervent hommage dans l’introduction de sa Grammaire égyptienne. C’est aussi le siècle où bibliophiles et puristes de la « littérature » partent en guerre contre l’image avec d’autant plus d’ardeur que la grande liberté technique procurée par la « vignette » gravée sur bois de bout et son succès commercial conduisent à en multiplier la présence dans l’édition, – comme ils poursuivront de leurs anathèmes, quelques décennies plus tard, ce qu’ils appelleront avec mépris le Livre de peintre. Si fonction de l’illustration il y a, elle est avant tout, dans son principe, de mettre l’image au service de la parole, aux dépens de son autonomie propre s’il le faut. En témoigne l’invention en 1845 du terme d’« illustrateur » pour désigner un artiste dont le métier est d’illustrer des livres : il « ne doit voir qu’avec les yeux d’un autre » écrit Théophile Gautier. Cette conviction devait avoir la vie dure : en 1953 encore, dans un petit traité à visée pédagogique, De l’Illustration appliquée au livre, un spécialiste de typographie, Maximilien Vox, affirmait : « L’illustration est un complément et ne doit jamais être une interprétation ».

 

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