Les dispositifs visuels dans la poésie
de Christophe Lamiot Enos
- Armelle Leclercq
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La scission
Cette complexification s’impose sous l’aspect de la scission dans les textes peut-être les plus travaillés des recueils. On y remarque un éclatement sur la page, coupée en plusieurs zones, avec un découpage de la phrase.
La scission apparaît dès le premier recueil de Christophe Lamiot Enos, Des Pommes et des oranges, Californie I-Berkeley. Elle indique manifestement l’émotion, la diffraction visuelle retranscrivant cette sorte de suspension psychique qui s’opère lorsque l’on éprouve une émotion importante. Le premier texte empruntant cette disposition a significativement pour titre « Cette impression de suspension dans la pièce » [50]. Voici le début :
Sur le lit sur le ventre
ni l’hiver moindre bruit
ni le jour la lumière l’œil ouvert
dans les branches sur ses arbres notre chair
commencée elle flotte
je ne vois sur le lit
ni l’été la chaleur
ni la nuit émotion effeuillée
dans les branches. (v. 1-9)
La lecture est envisageable sous plusieurs angles, en lecture linéaire normale comme en colonne (cette structure rappelle celle du sonnet rapporté). Cette disposition offre une liberté de mouvement oculaire au lecteur mais crée aussi une incertitude sur le sens. C’est bien la signification de ce texte qu’un moment de crise amoureuse où les choses ne semblent plus aussi claires qu’auparavant. Le texte joue ensuite avec les mêmes mots glissés dans un ordre différent, pour finalement apporter ces mêmes notions d’incertitude et d’émotion tout à la fois.
La section « Elekien » de Sitôt Elke utilise à plusieurs reprises le procédé. On remarquera d’abord que le nom de la section joue élégamment sur le prénom Elke et le mot élégie (elegieën au pluriel, en flamand), en les fondant en un seul terme, pour mettre en scène une série de moments émotionnels organisant une fin d’histoire amoureuse.
On observera ensuite que ces poèmes rappellent le découpage opéré par Louis Aragon dans « Elsa-valse » du « Cantique à Elsa » des Yeux d’Elsa [51]. La référence est évidente ici dans la mesure où le prénom Elke peut, en poésie en tout cas, rappeler celui d’Elsa.
Le désordre des sentiments, la confusion, l’amour et en même temps le déchirement, sont ici rendus par cette construction scindée du poème. La scission s’opère en deux morceaux dans « Elekie II (à la spiritualité) » [52], où se dessine comme une double voie, une voie divergente, annonçant la future séparation :
On peut descendre à travers
des ruelles,
des allées, sans vraiment de repères,
un taillis, près de l’eau, passer – non :
traverser le pont n’est pas
nécessaire,
ni entrer
dans le jardin au lézard.
Déjà des pêcheurs se postent (v.46-54)
Mais c’est dans « Elekie V (à l’âme) » [53], dernier poème de la série comme du recueil, que le procédé prend toute son ampleur, avec une scission en trois morceaux, comme chez Aragon [54]. Le découpage en trois de chaque vers voit même s’insérer le procédé de l’échancrure alternée. Cette organisation concerne les trois dernières super-strophes, dont voici la première :
L’âme dit : « je suis celle » – je la suis –
« qui te dit » – je la suis, je suis, là,
bout des doigts, fond d’aisselle. Foncent, foncent
les carreaux, le buffet, sa vaisselle.
Foncent, foncent – assombris – Baliestraat
et Blanqui et, ce blanc, l’intérieur.
Se remuent : la chaussée, le trottoir.
L’émotion a mon cœur pour station
et nos larmes. Et, doux bruit, ceci marche (v. 55-63)
C’est tout le bris de l’émotion qui est retranscrit par cette structure disant bien la fêlure intérieure, le mélange des sentiments, le déferlement des choses et des sensations, avec une impression de dislocation comme on peut en vivre dans une fin d’histoire amoureuse. Les choses elles-mêmes prennent une vie intérieure et semblent ressentir le vécu, le renvoyer au locuteur comme un écho objectif.
Ces jeux visuels ne sont pas le tout de la poésie de Christophe Lamiot Enos, mais un moyen technique parmi d’autres. Ils font écho aux jeux sonores de certains poèmes, qui reprennent des morceaux de texte d’une strophe sur l’autre (dans une écriture proche du pantoum dans le premier recueil [55]). Le poète tend à développer ces deux axes au maximum dans son recueil de 2010, 1985-1981, à la fois le plus visuel mais aussi le plus sonore (voire le plus répétitif dans la mesure où la répétition de mots y joue un grand rôle). Il est par ailleurs à noter que la peinture, comme d’autres arts, est assez présente en tant qu’objet du poème : elle concerne plusieurs textes, qui ne sont cependant pas forcément marqués eux-mêmes par des procédés visuels.
Pour finir, on constatera que dans ces trois premiers recueils, on a pu observer un nombre de dispositifs visuels impressionnant : entre le calligramme, l’échancrure, les poèmes obliques, les obliques alternés, les obliques horizontaux, les obliques à triangle, les colonnes décalées, les poèmes verticaux, les poèmes aérés et la scission, cela fait pas moins de dix structures différentes, avec toutes les variantes que l’on peut en plus imaginer, ce qui témoigne de la richesse formelle de la poésie de Christophe Lamiot Enos.
[50] Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., pp. 164-165.
[51] L. Aragon, Œuvres poétiques complètes, éd. Olivier Barbarant, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, pp. 801-803. Sur les aspects formels de la poésie résistante d’Aragon, voir A. Leclercq, « Louis Aragon et le jeu médiéval », Le Moyen Age en jeu, Eidôlon, n° 89, Presses de l’Université de Bordeaux, 2009, pp. 343-356.
[52] Sitôt Elke, op. cit., pp. 179-182.
[53] Ibid., pp. 193-194.
[54] Plus précisément, dans « Elsa-valse », les strophes scindées sont constituées de trois vers coupés en 4, un vers coupé en 2 et enfin un vers de conclusion coupé en 3. « Elekie V (à l’âme) » de Lamiot Enos est aussi une prouesse technique, un feu d’artifice de procédés visuels car le début du poème est en échancrures alternées, puis il passe en colonnes décalées avant d’aboutir à cette fin scindée.
[55] On peut penser à « On pourrait difficilement plus soir » (Des Pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley, op. cit., p. 35) et à « Dans University Av. » (Ibid., p. 91).