Les dispositifs visuels dans la poésie
de Christophe Lamiot Enos

- Armelle Leclercq
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Les obliques à triangle

 

      Enfin, une dernière catégorie d’obliques développe le mouvement à gauche, mais aussi du côté droit. Christophe Lamiot Enos aimant bien changer l’ordre de ses vers, les permuter, cela peut créer des formes différentes sur chaque strophe, avec une réitération dès que le poème s’allonge. Cette régularité dans l’irrégularité est en fait le leitmotiv de cette poésie. Quand la longueur des vers s’y prête, l’une des strophes prend alors une organisation triangulaire, oblique à gauche comme à droite. On en a un exemple dans un poème à la date-circonstance-titre d’une longueur démesurée : « (Avril 1999, à la fête de la Kentucky Foreign Language Conference, chez John et Suzanne, nous arrivons très tôt) » [36] ; la fin du poème donne ceci :

 

il y a
   l’herbe
      surtout, bien tondue. De plus :

      des allées, des arbres et
          la pierre où,
             toi,

             tu
                t’assieds. Tu t’assieds dessus,
                    sur la pierre,

    en bordure
       de
         gazon. Je trouve par terre

         notre conversation qui,
            s’avançant,
                nous

                sied,
                  son développement vif
                     entre nous. (v. 10-27)

 

      Les deux tercets médians de ces super-strophes sont des triangles. A la pente oblique qui procure une impression de glissé, de vitesse, ce contrefort triangulaire apporte inversement un mouvement rétrograde, voire une certaine stabilité [37].
      Cette structure éclate dans toute sa splendeur dans le texte louant le centre de recherches de Cerisy-la-salle où se déroule une partie de l’histoire de Sitôt Elke et portant le titre « (Juillet 1999, suite V) » [38] :

 

Bientôt midi : nous sommes sortis
   et, assis sur un banc, un
      de ces bancs qu’on voit
         dans les parcs
             nous

nous
   embrassons,
      nous nous embrassons
          les pieds dans le gravier qui
             ne cesse de crisser. Nous faisons (v. 1-10)

 

      Il y a à la fois de l’ordre de la stabilité dans ce triangle, mais aussi du triangle sexuel, tandis que les strophes purement obliques symbolisent le glissement du baiser. On le voit encore mieux dans les strophes finales de ce même poème, où l’échancrure vient s’ajouter à l’oblique pour souligner le mouvement des arbres tandis que le triangle retranscrit l’espèce de synesthésie qui agite le locuteur embrassant :

 

faite tout d’abord d’une pente où
   se courbent les herbes
      sous
          le vent et s’agitent
             de grands arbres – ceux-ci, tout près, donnent

une idée du frisson qui parcourt
   ceux-là, plus loin, les uns les
        autres alignés
          en haies moins
              hautes. (v. 36-45)

 

      Bien entendu les sensations du locuteur sont transposées sur le paysage. Une variante à cette forme existe avec des triangles dans les deux sens, on la trouve dans le poème « Lalime’s » [39] d’Albany dont voici les trois derniers tercets (la dernière super-strophe) :

 

Lalime’s venus, l’espace d’un dîner. Nous ne sommes que
         tous les deux, assis l’un en face de l’autre, la
                table toute petite diminuant entre

        nous, toute petite et toute ronde. Nos
             vêtements assez légers, bouffants
                    autour de nos membres, aux

             épaules aussi se relevant
       semblent tirés vers le silence du lieu
où, nous caressant, l’air passe autour de nos chevilles. (v. 19-27)

 

      L’empilement des triangles dans ce sens peut évidemment faire penser à un sablier. La structure vient accompagner le défilé des minutes qui voient, comme souvent chez Lamiot Enos, une conversation se transformer en mouvement ou, plus exactement, en sensation de rapprochement.

 

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[36] Ibid., p. 34.
[37] On observe cette forme dans le dialogue autour de la littérature qui anime, semble-t-il, le poème « (Avril, 1999, à la fête de la Kentucky Foreign Language Conference, chez John et Suzanne, nous arrivons très tôt) (II) », (Sitôt Elke, op. cit., p. 39), ainsi que dans « (Juillet 1999, dans l’après-midi en suivant à Cerisy) », abordant la vitesse de la parole (Ibid., p. 99).
[38] Ibid., p. 134. On retrouve la même structure, sur un mode mineur (avec des strophes plus petites) dans un poème sur le même sujet « (Juillet 1999, suite VI) » (Ibid., p. 143).
[39] Albany, op. cit., p. 172.