Les dispositifs visuels dans la poésie
de Christophe Lamiot Enos

- Armelle Leclercq
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      Un autre poème de même structure est aussi à la limite du calligramme, c’est « (Mai 1999, je déménage) » [32] où l’oblique accompagne l’idée de déménagement comme fréquemment mais où le mouvement de déplacement du vers long d’une strophe sur l’autre nous fait en plus suivre la position du mot palette de façon mimétique par rapport à la fonction de l’objet qu’il désigne (les livres en début de vers sont comme déplacés par la palette et se retrouvent dans les caisses plus à droite de la page) :

 

Mouvement de translation :
    mes
        livres

        sur
          une palette hissée
             dans

             leurs
                caisses
                    pour le bateau vers Le Havre

 

via Ostende. Serrée, la
    chance
       de
      nous

          retrouver à Cerisy
           par

           le
              jeu
                du hasard, de la lecture (v. 1-18)

 

      Enfin, un poème en prose d’Albany, « Hélène C. » [33], exploite le même principe, mais, à cause de l’usage de la prose qui entraîne d’autres contraintes de mise en page, là c’est le mot court qui change de place (« pas », « bas », « là », en position 2, 4, 1) tandis que la disposition générale du texte affirme l’obliquité :

 

   Il faut descendre.  Encore un
             pas –
                     s’agit-il d’une échelle, il me le semble du
haut de cet auditorium d’où je

                            te vois. Salle obscurcie, cheveux
   très courts.  Y a-t-il donc un passage que je ne
                                  connais pas, j’imagine un
                                                                            bas
                       
                 là
      de pupitre qui bascule.   Odeur de cendres.     Sous toi,
  debout. Sous moi.    Tu me le
           fais ressentir, le bâti.

 

      Ce type de composition mêlant prose et obliquité entraîne une certaine déconstruction visuelle où l’on ne sait plus si on lit du vers ou de la prose, ni où s’arrêtent les phrases – de surcroît, chez Christophe Lamiot Enos, fin de la phrase et fin de la strophe coïncident rarement –, les butées des paragraphes ou des strophes tombant régulièrement sur des axes faibles, des mots-outils, créant dans toute cette poésie un déséquilibre volontaire bien analysé dès le premier article critique paru dans Libération sous la plume de Stéphane Bouquet à propos du recueil initial de l’auteur, mais que renforce la stratégie visuelle dans un certain nombre de textes de ce recueil comme des suivants [34]. Ces poèmes obliques avec une alternance expriment un mouvement psychologique.

 

Les obliques horizontaux

 

      Toujours dans les textes obliques, une autre variante serait celle que l’on pourrait qualifier d’oblique horizontal, avec une strophe comprenant un vers bien plus long que les autres, maintenu en position 1, et formant ainsi une horizontale marquée alors que le reste de la strophe, constitué de vers plus courts, s’enfuit vers la droite. On observe ce cas de figure dans « (Avril 1999, suite IV) » [35] :

 

A la table octogonale
   c’est
        vite

que cette conversation
    bat
       son

mélange de plein, de vide.
    Par
       clins

d’œil de la parole, c’est
   ça,
       quand (v. 1-12)

 

      L’auteur mêle à l’impression de vitesse, de glissement, qu’il prête assez naturellement à la structure oblique une notion de stabilisation en cours. On est ici encore proche du calligramme car le poème reproduit dans sa composition ce qu’il évoque lui-même, un « mélange de plein, de vide ». Ce texte évoque bien l’impression brouillée, enthousiasme et anxiété (pleins et vides) que laisse une première rencontre, sujet du poème.

 

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[32] Ibid., p. 48. On observe encore un peu la même idée, avec la vie secrète d’un bâtiment dans « (Juillet 1999, suite II) », où il est question d’« aménagement » (Ibid., pp. 112-113) et dans « Juillet 1999, d’où viennent les sons qui nous occupent » et « Juillet 1999, cet hululé » (Ibid., pp. 120-121), deux poèmes qui se suivent et évoquent un hululement d’oiseau donnant une vie mystérieuse à un bâtiment.
[33] Albany, op. cit., p. 225.
[34] Voir S. Bouquet, « L’impair malléable », Libération du 1er février 2001 : « Les vers ne sont pas réguliers, mais longueur et coupe sont étudiés de manière à créer un rythme non mécanique, plutôt une régularité imparfaite et instable. Sans cesse, les vers s’achèvent en suspens, laissant le lecteur en déséquilibre. » Poète lui-même, Stéphane Bouquet a publié depuis 2001 plusieurs recueils aux éditions Champ Vallon, le dernier étant Les Amours suivants (2013).
[35] Sitôt Elke, op. cit., p. 21.