Le Daily-Bul, édition d’artiste(s)
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 31. R. Topor, Le Tachier de
l’amateur
, 1971

Fig. 34. P. Bury, Guide des musées de l’art inopiné, 1989

Fig. 35. P. Bury, cinétisation, 1965

Fig. 40. P. Alechinsky, sans titre, 1967

Fig. 43. C. de Taeye, sans titre, 2009

      C’est le même esprit d’« édition de création » que l’on reconnaît dans les livres de plus grand format, d’ailleurs assez variés dans leur aspect et leurs dimensions. Les éditions Le Daily-Bul, nées en 1959, publieront sur un rythme soutenu jusque dans les années 2000 ; en 2005, le décès de Pol Bury met fin à cinquante-cinq années de compagnonnage et d’amitié entre les deux éditeurs, et le nombre de livres par année diminue sensiblement. En 2009, le Centre Daily-Bul & C° prend le relai, essentiellement d’ailleurs pour des recueils d’archives : le Daily-Bul est devenu historique… Consécration méritée au vu de la richesse des publications, tant en ce qui concerne la politique éditoriale que la qualité de fabrication des ouvrages, qui n’avait d’égale que la modicité remarquable de leur prix [25], du moins à l’époque de leur publication.
      Artistes écrivant, écrivains dessinant et toutes configurations d’échange ou de complémentarité, comme dans les « Poquettes volantes, se trouvent également dans les « Livres livres » [26]. . Le Daily-Bul est une des rares maisons d’édition à publier un ouvrage à compléter par les lecteurs (Les Mystères du Drapeau blanc, conçu par Achille Chavée, Fernand Dumont et André Lorent comme un cadavre exquis), et elle est certainement la seule à présenter un livre à tacher (la nature de chaque tache à faire, café, purée ou autre, est indiquée dans ce très bel ouvrage manuscrit/dessiné de Roland Topor, Le Tachier de l’amateur, 1971) (fig. 31) Si accueillants qu’ils soient aux idées les plus fantaisistes de leurs auteurs, nos deux éditeurs n’ont pas oublié pour autant de s’éditer eux-mêmes : « l’esprit Bul » de la maison est d’ailleurs largement déterminé par le caractère de leurs écrits. La plume de Pol Bury, poétique et drôle, féroce et tendre, inattendue et précise, inventive et vigoureuse, révèle un véritable écrivain, que publient par ailleurs Gallimard, Fata Morgana, Galilée, Denoël, Cosmos, etc. Outre ses cinq « Poquettes » (dont une sous le nom d’Ernest Pirotte), il fait paraître au Daily-Bul une dizaine d’ouvrages, dont les deux premiers sous pseudonyme : c’est Ernest Pirotte qui signe La Croix et la bannière, illustré de dessins de Jan Voss (fig. 32 ), ainsi qu’Achille Chavée avocat, ou la Mammifération des libellules, sur des portraits photographiques d’Achille Chavée ; sous son nom, il publie Décalcomanies (fig. 33 ), Le Vélo de Joseph Staline et le Circuit idéologique, L’Art inopiné dans les collections publiques, Guide des musées de l’art inopiné (fig. 34), Le Musée objectif ou les Voyeurs vus (sur des photographies de Charles Henneghien), Esthétiques galopantes et Le Chemin de Yamagata. Certaines de ses œuvres plastiques sur papier sont publiées sous forme d’affiches, de cartes postales, ou de suite d’estampes ; il illustre également des auteurs : André Balthazar dans A bras le corps (fig. 35) et Il, Achille Chavée pour Ego-Textes (fig. 36  ) et Avatars, Balzac dans Statistiques conjugales (fig. 37 )… Quant à André Balthazar, avec une quinzaine de livres publiés au Daily-Bul, il contribue à l’enrichissement des collections en faisant appel à des artistes amis pour les illustrer : Georges Vercheval, Antonio Segui, Julius Baltazar, Petr Poš, Roland Breucker (fig. 38 ), Lionel Vinche, Olivier O. Olivier (fig. 39 )… et Pol Bury bien entendu. Grand amoureux des mots, il en tire, avec sensualité, des résonances multiples dans des textes explorant les bords de la poésie lorsqu’elle entre en contact avec un réel « dérisoire », « ténu », et « fugace », toutes inflexions inscrites dans la ligne du Daily-Bul.
     Les ouvrages publiés par Le Daily-Bul, imprimés en typographie, reliés avec soin, sont aussi plaisants à voir qu’à feuilleter : voilà des livres qui savent rester ouverts à la page choisie sans se refermer ni se casser ! Certains d’entre eux ont été complétés à la main, comme, par exemple, Achille Chavée avocat dans lequel toutes les photographies ont été collées individuellement. La plus grande partie des publications est assortie d’un tirage de tête, imprimé sur beau papier et comportant des œuvres originales numérotées et signées, le tout présenté sous un emboitage de qualité. Citons, au hasard (car on voudrait tout mentionner !) Communication. 16 Manifestations d’hypertrophie calligraphique de Pierre Alechinsky (1967) (fig. 40) ; L’Alphabestiaire de Jean-Michel Bragard et Camille de Taeye (1988) (fig. 41 ) ; et, pour citer deux œuvres plus récentes, Repaires de Vincent Pachès et Antonio Segui (2002) (fig. 42 ) ou Amour Amor de Nemesio Sanchez et Camille de Taeye (2009) (fig. 43). Les éditions de tête elles-mêmes, quoique conformes à ce que l’on attend de ce type d’objet bibliophilique, étaient accessibles aux amateurs pour un prix abordable.
      Alliant humour et création, le Daily-Bul, en un mot, est belge : en Belgique, le surréalisme lui-même n’a pas craint l’esprit de dérision. Mystifications, canulars et textes drolatiques n’ont pas manqué dans les rangs bruxellois, notamment avec les provocations de René Magritte et de Marcel Marïen. Moins mordant, mais tout aussi décalé, le Daily-Bul n’oublie pas sa belgitude. Ne quittons donc pas le sujet sans dire un mot de la « Campagne de dérision » (1980), inspirée par les difficultés linguistiques de la Belgique ; il s’agit de trois ouvrages marqués du même tampon (dessiné par Jean-Michel Folon) [27] : Les Mamelles du dérisoire (Pol Bury), Les Dérisoires communicants (Pol Bury et Jean-Michel Folon) et Le Dérisoire absolu (Pol Bury et Pierre Alechinsky) (fig. 44 ). Des portraits et caricatures conçus par chacun des artistes sont accompagnés d’amusantes légendes imaginées par Pol Bury, définissant toute une galerie de personnages prétendument officiels, du « Secrétaire d’Etat à la diphtongue » au « Barde local s’entretenant avec un garde-barrière des langues ». Alors qu’on demandait aux trois complices, qui signaient leurs livres à la foire du livre de Bruxelles, ce que c’était pour eux que d’être Belges, Pol Bury a répondu : « Nous sommes Belges pour ne pas être autre chose ». Tel est le sens de « l’indifférence engagée » revendiquée par le Daily-Bul : réagir aux événements sans se laisser agir par eux.

 

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[25] Le Centre Daily-Bul & C° publie chaque année, sur le site du même nom, un catalogue des ouvrages encore disponibles. Même si les prix sont beaucoup plus élevés maintenant qu’à l’époque de la publication, la « Poquette volante », dont il reste une quarantaine de volumes, est vendue 6,20 € l’unité ; le prix des livres se situe autour de 15 ou 20 €. En revente, les prix sont déjà beaucoup plus élevés. A titre d’exemple, on peut se procurer sur un site en ligne vendant des revues d’artistes les 14 numéros du Daily-Bul pour 15 000 €, et les 62 volumes des « Poquettes volantes » pour 2 500 €.
[26] Pierre Alechinsky, Achille Chavée, Gaston Chaissac, Jan Voss, Jean-Michel Folon, Roland Topor, Jacques Calonne, Catherine Valogne et Pierre Descargues, Suzy Embo et Reinhoud, Paul Colinet, Robert Willems, Marcel et Gabriel Piqueray, Henri Storck, Jean Clerté, Jean Cortot, Henri Cueco, Roland Breucker, Antonio Segui, Olivier O. Olivier, Camille de Taeye, etc.
[27] Il reste quelques exemplaires que l’on peut se procurer en s’adressant au Centre Daily-Bul & C°.