Le Daily-Bul, édition d’artiste(s)
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 8. P. Bury, 10 sérigraphies, 1955

Fig. 9. P. Bury, sans titre, 1955

Fig. 10. Y. Klein, Le Dépassement de
la problématique de l’art
, 1959

Fig. 11. Daily-Bül 6, 1958

      Pourtant, la première série de livres publiés sous le nom des éditions de Montbliart ne relève en aucune façon de cet esprit de second degré, tout au contraire. André Balthazar et Pol Bury, estimant à juste titre qu’Achille Chavée se soucie trop peu de la publication de ses poèmes, créent cette édition dans l’idée d’offrir un cadre éditorial de qualité à sa poésie. Pour le convaincre et le rassurer (car Achille Chavée, très conscient du caractère tragique de son écriture, craignait à bon droit toute édition commise selon l’esprit Bul), ils entreprennent de publier d’abord un portfolio contenant une suite de dix sérigraphies de Pol Bury (figs. 8 et 9) et une série d’ouvrages de poésie qui viennent ainsi encadrer ceux d’Achille Chavée [8]. Dès le départ, sont réalisés, outre les exemplaires ordinaires sur papier pur fil édités à 200 ou 300 exemplaires, des exemplaires de luxe sur papier Hollande Van Gelder. Mais cette ligne éditoriale, quoique de bon aloi, doit elle-même être considérée avec précaution : la collection sera utilisée en 1959 pour un texte que Pol Bury et André Balthazar ne prennent pas au sérieux, mais qu’ils n’osent pas publier sous l’enseigne trop compromettante du Daily-Bul (fig. 10). Cette édition d’un texte destiné à devenir fort célèbre est en réalité une farce dont ni l’auteur, ni le lecteur ne sont avertis — du moins, jusqu’à ce qu’André Balthazar ne passe aux aveux dans son entretien avec Jean-Pierre Verheggen en 1988 :

 

En 1959, nous avons participé Bury et moi (avec Paul Van Hoeydonck) à l’organisation et la mise en place d’une exposition consacrée au mouvement (pris dans un sens large : cinétisme, effets optiques, animation…) au Hessenhuis, à Anvers. Y participèrent notamment Mack, Munari, Piene, Diter Rot, Soto, Spoerri, Tinguely… Aussi Yves Klein, qui présentait son « Vide ».
Un espace, vide évidemment, lui avait été réservé. Mais comment expliquer ce « vide » si ce n’est par des mots ? Yves fit donc, le jour du vernissage, un discours à nos yeux drôle et singulier, aux siens grave et important.
Nous lui demandâmes de publier son soliloque aux Editions de Montbliart, ce que, ravi, il accepta. Il compléta ses notes par d’autres et cela devint : Le Dépassement de la problématique de l’art, petit livre introuvable que se disputent les bibliophiles.
Quel que soit l’intérêt du document (et il en a bien sûr), notre sourire n’était pas celui de l’auteur. Malentendu conscient et tu (du verbe taire) de notre part. Hypocrisie facétieuse.
V. – Il est mort sans le savoir ?
B. – Oui. Il est mort jeune. Et puis, à quoi bon ?
V. – Pourquoi ne pas l’avoir édité au Daily-Bul ?
B.– C’eut été un peu gros. On savait (le titre seul y invitait) que notre pancarte n’était pas innocente ni inoffensive. L’anonymat un rien mystérieux de Montbliart était moins compromettant, plus circonspect [9].

 

      Le mot « Bul » est donc signalétique de la désinvolture qui en fonde l’esprit et le caractérise. Outre la publication des tracts, tous plus cocasses les uns que les autres mais qui, plus tard, recueilleront par centaines les signatures de célébrités du monde de l’art et de la culture [10], la « Cadémie » décide de se doter d’un Journal Officiel (que l’on appelle en Belgique un « Moniteur ») : ce seront les quatorze numéros du Daily-Bul, Moniteur de la Pensée Bul et de l’Académie de Montbliart (1957-1968, plus deux livraisons isolées en 1974 et 1983), chacun porteur d’un titre tel que « La Continence », « Hommage au piédestal », « T’as le bonjour d’Aristarque », « Bah », etc. (fig. 11) Ces titres opèrent comme des « armatures à la clé », qui laissent le champ libre à la créativité des collaborateurs.
      Les premiers numéros sont presque intégralement rédigés par Pol Bury et André Balthazar, qui (à leur habitude) grossissent artificiellement le nombre des contributeurs à l’aide de divers pseudonymes ou noms de fantaisie, mais quelques amis participent déjà à l’entreprise, en particulier Marcel Havrenne [11], qui s’était intéressé à l’esprit Bul au point de concevoir « toute une téléologie bul : une gymnastique bul, un art bul (l’art inopiné [12] de Bury lui survivra d’une certaine façon), une morale bul, une zoologie bul, une botanique bul, une politique bul, des jeux bul » [13]. Les collaborateurs au périodique, souvent venus de revues telles que Phantomas, Temps mêlés ou Kwy, puis attirés de toutes parts à mesure que la carrière artistique de Pol Bury acquiert une dimension internationale, atteint la centaine au fil du temps [14]. Un simple coup d’œil aux signataires permet de constater que certains des noms les plus connus du monde de l’art et de la littérature du XXe siècle ont apporté leur contribution aux numéros successifs (mais à la chronologie aléatoire) du Moniteur de la Pensée Bul et de l’Académie de Montbliart.
      D’une manière générale, le Daily-Bul est autant une revue d’art ou de littérature qu’un objet littéraire et artistique en soi : contenant et contenu relèvent essentiellement de la performance, comme les autres « revues d’artistes » qui commencent tout juste à apparaître à cette époque-là et vont se développer dans les décennies suivantes – l’humour en plus. Entre les articles se glissent des aphorismes paradoxaux, des proverbes absurdes, des citations détournées, ou des mots d’ordre tels que « En avant ! Y a pas d’avance », « Soyez Belge envers les animaux », « Il ne s’agit pas de gouverner et encore moins de l’être », etc. – tous énoncés qui ont pour fonction de manifester « l’indifférence engagée » de la rédaction. Un maître mot de la philosophie Bul résume le tout : « Bah ! » (ou « Bah wet ! », comme on dit en Belgique). Les analyses (essentiellement centrées sur l’art) ne sont pas à lire au premier degré : ce qui est intéressant, c’est de voir comment textes et images réagissent aux querelles littéraires, artistiques et idéologiques de l’époque, en renvoyant dos à dos les adversaires d’une manière à la fois humoristique et parfaitement avertie. Par exemple, dans le Daily-Bul n°5 (avril 1958), sous le slogan « Enfin, la chimie au service de la métaphysique », une page de l’artiste italien Bruno Munari explique « Comment détacher une peinture tachiste », au moment où le tachisme lancé par Charles Estienne en 1954 devient une nouvel académisme ; ou bien, dans le très riche n°9 (juillet 1963), consacré au Nouveau réalisme [15], parmi de nombreux articles parodiant les antagonismes de la critique artistique à ce sujet, un bref texte dû à la plume de Pol Bury multiplie les allusions à des expositions récentes et aux débats qu’elles ont pu susciter :

 

A l’occasion du XXVe salon des Arts Ménagers, les frères Martin exposent leurs appareils de chauffage.
On sait que les frères Martin, adeptes convaincus des philosophies asiatiques, c’est-à-dire bouddhiques et autres, ont donné à leurs œuvres récentes une ligne plus mystique, en ce sens qu’échappant au formalisme expressionniste de leurs œuvres précédentes, ils ont donné à leurs poêles à mazout notamment une temporalité atonale qui confère à l’ensemble de leur salon une signification plus élémentaire que celle donnée par leurs précédentes manifestations.
Echappant à la querelle des abstraits et des figuratifs, les frères Martin ont compris que l’Essence d’un poêle à charbon ne fait pas l’Existence d’un fourneau à gaz, et que la bonne soupe se fait aussi bien sur l’un que sur l’autre.
Mais lorsque Nestor (Martin) pousse l’audace du Novateur jusqu’à nous présenter une chaudière de chauffage central en fil de fer barbelé, nous pensons que son art échappe à une certaine conscience, conscience qu’on pourrait croire empreinte d’inconséquence. En effet, comment pareil appareil de chauffage pourrait-il échapper aux exigences de la pesanteur d’une casserole de fonte pour famille nombreuse ? La pression de l’un ne fait pas la résistance de l’autre […].

 

      Cette dernière allusion peut faire penser à Cible pour d'autres visées, une sculpture constituée d’un rouleau de fil de fer barbelé de Daniel Pommereulle, œuvre datée de 1963 et donc exactement contemporaine de la parution du n°9.

 

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[8] D’Achille Chavée : Entre puce et tigre, 1955 ; Catalogue du seul, 1956 ; Les Traces de l’intelligible, 1957 ; De vie et de mort, 1965 ; L’Agenda d’émeraude, 1967.
[9] A. Balthazar, Le Daily-Bul, quarante balais et quelques, Op. cit., p. 58.
[10] On peut citer, par exemple, les 157 signatures reproduites dans le catalogue Daily-Bul & C°, Bruxelles, Leber-Hossman, 1976, pp. 302-345, pour le tract « Prise de position », 1964.
[11] Non dans les suivant, Marcel Havrenne étant décédé entre la publication des deux premiers numéros.
[12] Allusion à plusieurs publications de Pol Bury : Pol Bury/Pierre Alechinsky, Catalogue inopiné du musée imaginaire de la ville de Binche : Texte établi par Ernest Pirotte à propos de 22 dessins de Pierre Alechinsky, Bruxelles, La Balance, 1967 ; Pol Bury, L’Art inopiné dans les Collections publiques, La Louvière, Le Daily-Bul, 1982 ; Pol Bury, Guide des musées de l’Art inopiné, La Louvière, Le Daily-Bul, 1988.
[13] A. Balthazar, Le Daily-Bul, quarante balais et quelques, Op. cit., pp. 50-51.
[14] Outre les rédacteurs en chef, Pol Bury et André Balthazar, et les collaborateurs au premier numéro : Marcel Havrenne, Paul Colinet, les frères Piqueray et Théodore Koenig, on citera notamment : Joseph Noiret, André Martel, Bruno Munari, Pierre Alechinsky, Christian Dotremont, Achille Chavée, Jean Raine, Diter Rot, Maurice Henri, Michel Seuphor, René Bertholo, Lourdes Castro, François Dufrêne, Daniel Spoerri, François Caradec, Robert Filliou, Gianni Bertini, Pierre Restany, Jan Voss – liste à laquelle il faut ajouter les noms des artistes ayant participé au numéro 12, voir infra, note 18.
[15] Le titre du n°9, « Le Nouveau Réalisme dépasse-t-il la fiction », fait allusion à l’exposition intitulée : « La Réalité dépasse la fiction. Le nouveau réalisme à Paris et à New York », organisée à la galerie Rive droite à Paris en avril 1960.