Le Daily-Bul, édition d’artiste(s)
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 5. Portrait de Palone Bultari, poète bicéphale

Fig. 6. M. Havrenne, « Un emblème »

Fig. 7. Les Curés exagèrent, 1965

      Dans cette masure de la Thiérache, où proches et amis viennent passer le week-end à leur gré, on s’organise pour passer du bon temps. On y aime les jeux poétiques mal cuits, les paradoxes dévoyés, les slogans incongrus ainsi que la production de vers pompeux, que l’on attribue à un « poète bicéphale » régionaliste, bucolique, alambiqué et vaguement sentimental : Palone Bultari, dont le nom combine approximativement ceux de Bury et de Balthazar (fig. 5). Humour pince-sans-rire et faux esprit de sérieux sont à l’ordre du jour :

 

Le soir, on s’éclairait à la bougie et à la lueur du feu de bois. Nous nous amusions à quelques jeux d’écriture : poèmes lyriques et rustiques (généralement en alexandrins qui avaient plus de classe), cadavres exquis (très exquis)… Nos plumes et nos lyres allaient s’unir dans la forte personnalité de Palone Bultari, à la moustache puissante et au col cassé. Il était un peu notre papamobile, ce Palone, sous le masque duquel nous nous protégions et cachions des appétits poétiques. Ce pseudonyme et ce déguisement nous autorisaient à commettre sans prudence des œuvres outrancièrement inspirées. Même la bêtise ne le (ne nous) rebutait.
Certains amis, auxquels nous lisions en duo ces textes, semblaient étonnés et charmés, ne nous dissimulant pas leur rire pour nous pousser à poursuivre. Le ton en était assez singulier et certains osèrent le dire original. Le faux esprit de sérieux était indispensable à nos fredaines et nous pinçait sans rire.
Palone Bultari n’était pas que poète, il se fit aussi philosophe : ne lui manquait qu’une pensée pour l’occuper. Nous la lui offrîmes : la pensée Boule allait naître.
Il est difficile d’inventer une pensée, surtout quand on n’a pas grand-chose à mettre dedans. Mais nous n’avions que faire de la difficulté et hardiment nous rassemblâmes, avec une impétuosité de jeunes gardes, les matériaux indispensables pour son existence et ses essences [2].

 

      Ainsi naît la pensée « Boule », une pensée qui, outre l’avantage de ne pas amasser de mousse en roulant, rend hommage au chat de Bury nommé Boule, aux jeux de boule du dimanche, à un fromage de la région, la boulette, aux sphères que l’on observe dans plusieurs tableaux de Magritte, etc. Tout est ramené au même niveau, le « Dérisoire » faisant partie des « mots d’ordre » de Montbliart. Peu après, « Boule » devient « Bul » par transformation phonétique ; André Balthazar, alors étudiant de romane à l’ULB (où l’on retrouve d’ailleurs nos trois lettres), avait suivi pendant quelque temps les cours d’un professeur de Roumain qui s’efforçait d’apprendre à son public, non sans peine, la prononciation du u surmonté d’une barre horizontale ; transmis aux amis de Montbliart, l’exercice a fini par transformer « boule » en « bul », ce qui explique les variations orthographiques observables dans les bibliographies rigoureuses : « Bûl », puis « Bül » ou « Bùl », enfin simplement « Bul ».
      Il ne suffit pas d’inventer une pensée : encore faut-il lui fournir un cadre ; nos deux complices décident de fonder une « Académie » conforme, sinon par l’âge de ses membres, du moins par l’esprit de dérision, à la définition qu’en donne Henri Heine :

 

L’Académie est une crèche pour de vieux littérateurs retombés en enfance, établissement vraiment philanthropique, et dont l’idée se trouve aussi chez les Hindous qui fondent des hôpitaux pour des singes âgés et décrépits ; la toiture de l’édifice qui abrite les vénérables têtes des membres de l’établissement est une vaste coupole qui ressemble à une énorme perruque de marbre [3].

 

      Sous la modeste « coupole » de leur fermette, les deux fondateurs de l’Académie de Montbliart ont pour premier soin de se recevoir mutuellement : « Cher collègue, cher confrère, l’incompréhension fut toujours le sort des grands novateurs. Soyons d’abord incompréhensibles, ensuite nous serons grands » [4] ; le troisième membre officiellement reçu est Mimite, « l’affreux petit chien d’Achille Chavée » (quoique sans épée), puis Achille Chavée lui-même et quelques amis ; après quoi les nouveaux immortels établissent des statuts aussi indéterminés qu’élastiques ; impriment des bulletins d’adhésion et de souscription (« L’Académie de Montbliart ne vous contraint pas de lui verser de cet argent qui fit couler tant de sang : elle vous en prie. La nuance est plus que considérable ») ; se livrent à des séances de Dictionnaire (forme qui sera récurrente dans les publications ultérieures du Daily-Bul) ; organisent des fêtes ornées de discours et de poèmes boursouflés à la gloire de divinités tutélaires, telles la vache ou l’escargot (fig. 6) ; fondent des prix (« Le prix de la critique d’art » destiné à couronner « la plus mauvaise critique d’art de l’année ») ; enfin et surtout se consacrent à déterminer la substance et l’essence de la Pensée Bul, dont la principale caractéristique est d’être insaisissable : « Ne se définissant qu’a posteriori, elle est indéfinissable a priori ». Une série de maîtres mots sert de fil conducteur : « le Ridicule, le Dérisoire, le Ténu, le Décousu, la Désinvolture, les Contradictions, la Fugacité, la Négligence ». « La pensée Bul, écrit Marcel Havrenne, n’est pas souvent ce qu’on croit. Elle en serait même, le cas échéant, tout le contraire ».
      Voilà qui était susceptible de laisser la porte ouverte à des collaborations de divers horizons, dans un esprit commun d’humour distancié sans dogme ni drapeau : l’attitude générale impliquée par l’Académie de Montbliart – proche de CoBrA par son goût de l’indépendance, ou, par son faux esprit de sérieux, du Collège de ‘Pataphysique [5] – s’explique par le rejet de l’esprit de chapelle qui avait divisé les différents groupes surréalistes et qui continuait à faire rage dans les années cinquante ou soixante à travers les querelles opposant entre eux les mouvements artistiques, politiques ou littéraires de l’époque. Une forme de publication, que le surréalisme avait déjà empruntée aux manifestations politiques, fleurissait alors plus que jamais : le tract, genre que le Daily-Bul devait illustrer à son tour, mais de façon burlesque (fig. 7).
      En 1956, par exemple, Les Lèvres nues de Marcel Marïen, secondées par l’Internationale lettriste, publient un tract, « Toutes ces dames au salon », protestant contre l’exposition organisée par la compagnie pétrolière Shell autour du thème : « L’industrie pétrolière vue par les artistes ». La Shell ayant acheté l’ensemble des œuvres présentées, les artistes y sont accusés, en substance, de s’être vendus au grand capital. Suivaient les noms des signataires du tract, puis une liste des gens qui n’avaient pas signé, assimilés hâtivement à des complices de la Shell et dénoncés comme tels : Pol Bury, dont le nom figurait dans la liste des « refus écœurants », décide avec André Balthazar de répondre à l’accusation au nom du Daily-Bul, tout en évitant de se laisser prendre au piège de « l’engagement » et de son esprit de sérieux, qu’il craint comme la peste suite à de tristes expériences [6] . Ils rédigent alors un tract dont le titre fait allusion assez drôlement à la compagnie pétrolière et à la revue de Marïen : « De la pompe aux lèvres nues ». Cependant, quoique rédigé avec humour, ce tract, trop long et trop argumenté, n’esquive pas suffisamment les dangers du premier degré : sur le conseil de Marcel Havrenne, grand théoricien de la Pensée Bul, est publié un second tract beaucoup plus bref : « Les curés exagèrent ». La tonalité Bul est à cette occasion mise au point : il ne saurait y avoir de véritable prise de distance si le message se montre trop explicite ou trop impliqué. A la fois fantaisiste et semé d’allusions, le nouveau texte, qui déplore qu’il y ait dans cette affaire « beaucoup trop de Shell et pas assez de poivre », est suivi de vingt et une signatures dont treize pseudonymes, les uns totalement farfelus, les autres constituant des doublets des signataires (comme Palone Bultari qui représente Bury et Balthazar ou Désiré Viardot, pseudonyme de Marcel Havrenne). Signatures forgées, faux collaborateurs, vrais pseudonymes ou pseudo-pseudonymes seront un phénomène constant dans la pratique Bul [7] : parmi les noms généralement célèbres des auteurs édités par le Daily-Bul figurent quelques patronymes inconnus ; auteurs rares ou faux-nez ? On ne peut s’empêcher d’avoir parfois des soupçons…

 

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[2] Ibid., p. 34.
[3] Citation extraite de Henri Heine, De l’Allemagne. Deuxième partie, Paris, Bibliopolis, 1910, p. 182 (ouvrage consultable en ligne sur le site archive.org).
[4] Pol Bury, Discours de réception de l’Académicien André Balthazar, 1955, extrait cité dans le catalogue de l’exposition Daily-Bul, 30 années d’éditions et d’activités, La Louvière, Le Daily-Bul, 1985, p. [8].
[5] Parmi les collaborateurs aux publications du Daily-Bul figurent des membres ou des proches de CoBrA : Pierre Alechinsky, Jacques Calonne, Christian Dotremont, Joseph Noiret, Marccel Havrenne, Jean Raine, Reinhoud, Serge Vandercam, ou du Collège de ‘Pataphysique : Eric Angelini, Noël Arnaud, Arrabal, Enrico Baj, André Blavier, François Caradec, Eugène Ionesco, André Martel, Joan Miró, Olivier O. Olivier… Pol Bury était membre de l’un et l’autre groupe, quoique toujours un peu sur les marges, à son habitude.
[6] Pol Bury, qui était entré dans la Résistance à travers des réseaux communistes, était allé avec d’autres jeunes sympathisants dans un des pays de l’Est pour participer à la construction d’un barrage. Les officiels présents leur montrèrent une boîte aux lettres destinée aux dénonciations anonymes : cette découverte fut pour Pol Bury un véritable traumatisme.
[7] Le fait d’insérer des noms de collaborateurs de fantaisie parmi les signataires des tracts ou de certains numéros du Daily-Bul – tels Clémenceau, la Comtesse de Ségur, François d’Assise, etc. dans le n°7 de 1958 – n’est pas nouvelle : on relève le même type de canular dans la revue contemporaine Les Lèvres nues (Gilbert Bécaud et Minou Drouet, par exemple, inclus dans le sommaire du n°8 de mai 1956).