Le Daily-Bul, édition d’artiste(s)
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 24. Collection des « Poquettes volantes »,
1965-1979

Fig. 25. J.-M. Folon, Le Portemanteau, 1967

Fig. 26. R. Searle, The Suicide and reincarnation
of an Extremely Small Man
, 1972 

Fig. 27. M. Henry, Le Moulage de l’absence, 1966

Fig. 28. Ph. Geluck, Les Métiers oubliés, 1974 

Fig. 29. P. Alechinsky, sans titre, 1968

      L’esprit « enquête » se retrouve dans la dizaine d’expositions organisées par André Balthazar et Pol Bury : les « sujets autorisés », si incongrus soient-ils, n’en sont pas moins traités par les plus grands artistes. Citons – entre autres – l’exposition Daily-Bul and C° (1976) qui, « pour la première fois dans l’histoire des Beaux-Arts […] réunit, entre autres choses, 149 pieds de chaises au propre et au figuré » à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence [20], ou D’un art bul à l’autre [21] imposant aux artistes d’illustrer, en format A4 exclusivement mais dans la plus grande liberté de traitement (dessin, relief, vidéo, etc.) l’un des 22 sujets dont on leur a envoyé la liste ; ceux-ci portent la marque de l’humour polémique de Pol Bury : « Réaliste socialiste traçant une droite », « Hyperréaliste restaurant un mirage », « Art pauvre demandant l’aumône », « Land-artiste surveillé par son arrosoir », « Artiste minimum garanti », etc. A côté de cela, plusieurs expositions vont « glorifier » le Daily-Bul, ses archives, ses œuvres et ses livres, selon des scénographies aussi fantaisistes que désinvoltes [22] : on a pu voir, par exemple, des documents précieux accrochés sous transparent à des cordes le long des murs par de simples pinces à linge. Il n’en va plus de même depuis que le Daily-Bul, après la disparition de ses deux créateurs, est devenu historique : ses livres sont désormais pieusement montrés sous vitrine…
      Chacun de ces livres en effet est le résultat d’une invention particulière : tous ont été fabriqués avec un soin artisanal qui en fait des objets particulièrement réjouissants à voir, à tenir en main, à feuilleter et à lire. La plupart des ouvrages sont accompagnés d’éditions de tête comportant des œuvres originales et présentées sous un emboîtage de qualité. La séduction de ces publications n’avait d’égale que la modicité de leur prix : Pol Bury, jusqu’à son départ de La Louvière en 1961, et, plus durablement dans le temps, André Balthazar et sa femme Jacqueline, ont occupé leurs soirées et leurs loisirs à assembler, rogner, tamponner, numéroter tous les volumes de petit format simplement agrafés, ou, en ce qui concerne les livres d’un format supérieur, à coller des photographies ou à enrichir les exemplaires de divers types de documents. La pauvreté des moyens, surtout au début, leur a été un aiguillon pour trouver des solutions inédites :

 

      Nous étions, sans encore le savoir, des petits Gutemberg tout nus et sans moyens. Mais cette ignorance et cette pauvreté furent des mamelles irremplaçables qui nous permirent de chercher, d’oser, d’inventer, d’user de subterfuges que des bibliophiles distraits prirent pour de rares trouvailles (…) et qu’aujourd’hui certains collectionnent avec une ferveur qui nous étonne à peine.
      Nous eûmes aussi la chance d’avoir de bons amis et, parmi eux, un imprimeur professionnel qui nous aida et nous conseilla sans voir en nous de potentiels concurrents (…) Il nous avait offert une petite presse qui avait jadis servi à imprimer un journal révolutionnaire : La voix de Lénine et passé bien des années de guerre au secret, sous un mètre de feuilles mortes, dans la forêt de Mariemont. Elle n’était pas sans poser des problèmes, cette vieille presse, mais le génie bricoleur de Bury vint à bout de bien des traquenards dus à la rouille et à l’usure. Nous apprîmes aussi à rendre leur amour perdu aux différents cylindres, à manipuler le composteur, à découvrir un autre alphabet dans des casiers de vieux bois et de vieilles poussières, à découvrir les forts parfums de l’encre et de la térébenthine mélangés à ceux du savon de Marseille. Nous apprîmes aussi à couper le papier, à plier le papier, à rassembler le papier, à rogner le papier. Nous n’étions donc pas que des purs esprits et nos doigts maculés nous conféraient une fierté (tout intérieure) de vrais protes [23].

 

      La collection qui a le plus contribué à faire connaître les éditions du Daily-Bul est celle des « Poquettes volantes » (1965-1979). Cette expression, qui désigne en Belgique les papules de la varicelle, est un exemple supplémentaire du type de détournement, qu’il soit lexical ou iconique, récurrent dans la pratique Bul : on peut trouver à ce titre de collection toutes sortes de significations, qu’André Balthazar ne s’est pas fait faute de multiplier ; au minimum, on y retrouvera une allusion au « Pocket book ». Tous les volumes de la collection (fig. 24), dont le format réduit (14 x 11 cm) permet de les glisser dans une enveloppe, sont tirés à 1000 exemplaires, ce qui porte à 62.000 le nombre de ces brochures réalisées à la main, présentées sous une couverture de couleur vive avec titre imprimé en anglaise. Tous sont imprimés en typographie sur papier vergé blanc. Les volumes pour la plupart comptent entre 24 et 32 pages. La palette des auteurs, comme pour les « enquêtes » et les expositions, est largement internationale et comprend autant d’artistes que d’écrivains ou de poètes. Ces petits livres concentrent tous les cas de figure possibles et imaginables en matière d’édition : parodies d’essais critiques, artistes et écrivains échangeant leurs rôles, pseudonymes présentés comme des noms d’auteurs véritables [24]… Tel livre est à feuilleter selon des lois mathématiques édictées en introduction (Eric Angelini, Labyrinthe), tel autre est entièrement vierge, à l’exception de son mode d’emploi (Robert Filliou, Poème collectif). Aborder cette collection sollicite la curiosité et suppose un goût solide pour l’investigation : autre forme d’enquête à laquelle le Daily-Bul convie son lecteur !
      A côté des volumes ne contenant que du texte, beaucoup sont illustrés ; certains même ne comportent que des œuvres graphiques, tels Le Portemanteau de Jean-Michel Folon (fig. 25), The Suicide and Reincarnation of an Extremely Small Man de Ronald Searle (fig. 26) ou encore Par suite de Lourdès Castro ; Bianco e giallo, d’Antonio Calderara, présente un travail plastique fait à même le livre ; Le Moulage de l’absence, de Maurice Henry (fig. 27), est un livre entièrement manuscrit comportant des dessins in-texte remplaçant des mots ; les titres accompagnant les dessins de Robert Willems dans Un Théâtre de gousset ou ceux de Philippe Geluck (dont c’est le premier livre publié) dans Les Métiers oubliés (fig. 28), donnent toute leur saveur aux représentations graphiques ; on ne saurait d’ailleurs citer tous les exemples de « Poquettes » combinant image et texte d’un seul auteur (A l’ombre de la proie de Marcel Marïen) ou d’un auteur et d’un illustrateur (Phallus et momies de Joyce Mansour et Reinhoud, Histoire des Cronopiens et des Fameux, par Julio Cortazar et Pierre Alechinsky, voir fig. 29…). Beaucoup de ces « Poquettes » sont des écrits d’artistes, comme Les Volantes du ravisseur, où Villeglé évoque ses souvenirs de déchireur d’affiches. Cette merveilleuse collection présente tant d’inventivité, tout en respectant l’unité de sa présentation, qu’il est impossible d’en détailler toutes les formules ; signalons cependant qu’il existe des volumes doubles, comme les numéros 56 et 57 de la collection, dans lesquels Jean Tardieu et Pol Bury s’amusent à inverser leur rôle, le premier publiant Dix variations sur une ligne où il présente les « œuvres plastiques du Professeur Frœppel » – une simple ligne horizontale barrant la page à différentes hauteurs, assortie d’un titre cocasse –, le second jouant le commentateur avec son Infra-critique de l’œuvre plastique du Professeur Frœppel ; citons aussi les numéros 36 et 37, de Jacques Calonne (fig. 30 ) : Quadrangles pour piano. I. Explication de la notation, où il présente une théorie d’écriture musicale que viennent illustrer les partitions imprimées dans Quadrangles pour piano. II. Figures.

 

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[20] Daily-Bul and C°, Fondations Maeght, Saint-Paul-de-Vence (Février-mars 1976)/Studio du Passage 44, Bruxelles (avril-mai 1976) / Musée d’Art moderne de la Ville de Paris (juin-septembre 1976)/Neue galerie, Aix-la-Chapelle, (octobre-novembre 1976. Catalogue d’exposition : Daily-Bul and C°, La Louvière, Le Daily-Bul, 1976.
[21] D’un art bul à l’autre, Centre de la Communauté française de Belgique Wallonie-Bruxelles, Paris (octobre-novembre 1982). Publication liée à l’exposition : D’un art bul à l’autre, La Louvière, Le Daily-Bul, 1982. Faute de moyens pour reproduire les œuvres exposées, André Balthazar et Pol Bury ont publié, dans cet ouvrage, des documents liés à l’organisation de l’exposition (sur feuillets bleu), suivis des réponses à l’enquête sur « les œuvres d’art les plus niaises » ou « les moins niaises », illustrés des dessins, croquis, photographies, manuscrits ou autres documents. envoyés par les participants.
[22] Les deux principaux ouvrages centrés sur le Daily-Bul, son histoire et ses publications, sont : Daily-Bul 1955/1985, La Louvière, Le Daily-Bul, 1985 et Le Daily-Bul, quarante balais et quelques, Op. cit.
[23] A. Balthazar, Le Daily-Bul, quarante balais et quelques, Op. cit., pp. 80-81.
[24] En particulier les ouvrages signés Ernest Pirotte, traité comme un auteur à part entière dans les catalogues de bibliothèque – ambiguïté que Pol Bury a entretenue aussi longtemps que possible.