Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin

- Khalid Lyamlahy
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Fig. 5. A. Rodin, Monument des Bourgeois
de Calais
, 1889

Fig. 6. A. Rodin, Buste de Victor
Hugo
, 1883

Fig. 11. A. Rodin, L’Eternelle idole,
vers 1890-1893

L’œuvre mise en abyme ou la « pensée modelée »

 

      La singularité du discours de Rilke autour de l’œuvre de Rodin provient d’une forme d’oscillation permanente entre la lecture technique et la promotion du mystère de la création. Tout se passe comme si l’œuvre ne pouvait être approchée que dans la combinaison des deux mouvements.

 

La technicité à l’œuvre

 

      Dans plusieurs passages de son texte, Rilke tient à décrire le processus de création propre à Rodin et à en reconstituer les techniques et les étapes fondatrices. A la base de ce processus, l’observation et la notation sont deux éléments primordiaux. Rilke note que Rodin « ne donne pas raison à la première impression, ni à la seconde ni à aucune des suivantes. Il observe et note. Il note des mouvements qui ne valent pas une parole, des tours et des demi-tours, quarante raccourcis et quatre-vingts profils » (p. 53). La notation devient un outil de lecture du monde, un moyen de saisir le réel dans sa dynamique et sa complexité pour nourrir l’acte de création en devenir. Au-delà de la notation, d’autres techniques spécifiques sont employées, adaptées aux exigences de l’œuvre. Ainsi, Rodin a développé une manière particulière de grouper les formes, « commenç[ant] par les endroits où le contact est le plus étroit, comme aux points culminants de l’œuvre » et entamant son travail « là où quelque chose de nouveau se produit » (p. 33). Maîtrisant les effets d’ombre et les jeux de lumière, il travaille précisément « à la lumière des éclairs qui jaillissent » (p. 33) des formes et ne voit que les parties des corps qui sont éclairées. Au contact de son œuvre, la lumière « perd sa volonté ; elle ne passe pas par-dessus, vers d’autres objets ; elle la caresse, elle hésite, elle s’attarde, elle demeure dans la pierre ». Aussi, Rilke observe que le sculpteur « s’efforc[e] d’attirer l’air le plus près possible de la surface des objets » faisant de sa vibration le « dernier et plus léger contour » (p. 68) de la pierre. Ainsi, dans Les Bourgeois de Calais (fig. 5), « l’air interposé » s’avère être un véritable composant de la création, devenant « non plus un abîme qui sépare, mais une direction, une transition doucement dégradée » (p. 63).
      Concrètement, Rodin maîtrise une multitude de techniques. Ainsi, pour le buste de Victor Hugo (fig. 6), il se base sur « une individualisation des points de contact » (p. 56) et procède par de nombreux « travaux préparatoires » (p. 57) avant de se saisir de son sujet. Pour la réalisation des Bourgeois de Calais (fig. 5), la création passe par un long processus dont Rodin contrôle chacune des étapes : l’observation attentive et sensible de l’instant décisif (« Il tourna son attention vers l’instant du départ. Il vit comment ces hommes se mirent en route »), l’identification de la gestuelle du départ (« Dans sa mémoire surgirent des gestes, des gestes de refus, de congé, de renoncement. Gestes sur gestes. Il les recueillait »), la création des personnages « dans la grandeur naturelle de leur résolution » (p. 59) avant l’attribution de leurs caractères et la définition de leurs postures respectives. Si, comme le suggère Baudelaire, un bon portrait est « une biographie dramatisée, ou plutôt (...) le drame inhérent à tout homme » [17], les portraits des Bourgeois de Calais réussissent le pari de mettre la technique de création au service de la représentation dramatique. Le recours à l’art du dessin et du croquis est un autre facteur décisif car il aide précisément l’artiste à « reconnaître la vie des plans et leurs rapports avec l’atmosphère » (p. 45). Sensible aux transitions gestuelles et aux états intermédiaires où « se pass[e] la vie de l’homme d’aujourd’hui » (p. 39), capable de repérer « d’imperceptibles mouvements » (p. 46) et de dessiner « une foule de gestes jamais vus, toujours négligés » (p. 47), Rodin développe la technicité de sa création autour des notions de l’instantané, du fugace et de l’invisible, réinventant par cela même la richesse de l’œuvre et son énergie propre. En révolutionnant « les manières de saisir, (...) de faire signe, de lâcher et de tenir » (p. 39), il charge ses créations d’une profusion de sens et d’une série d’impressions « exactement et hardiment fixées » (p. 47). Enfin, en travaillant pour que ses plus petites œuvres « donnent l’impression de très grandes choses » (p. 42), Rodin opère une rupture originale avec la logique des dimensions et des tailles, faisant « porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices » (pp. 39-40).
      Rodin, par exemple lorsqu’il travaille sur les mains, est capable « de donner à une partie quelconque (...) l’indépendance et la plénitude d’un tout » (p. 32). Ce traitement singulier n’est pas sans rappeler les enseignements de l’art gothique des cathédrales et des églises qui ont influencé ses travaux et où il reconnaît le « double souci de subordonner chacun des détails à l’effet d’ensemble et de donner à chaque détail une profondeur ouvrée qui produise une douceur générale » [18]. Il fait reposer sa technique de création sur un principe de redistribution et de recomposition permanentes : la partie a la puissance du tout, le détail a la grandeur de l’ensemble, les contacts des unités et les connexions des éléments redéfinissent en permanence l’identité des formes. Dans la lettre qu’il adresse à sa femme Clara le lendemain de sa rencontre avec Rodin, Rilke note « qu’envisager le corps comme un tout est plutôt l’affaire du savant, et celle de l’artiste, de créer à partir de ces éléments de nouvelles relations, de nouvelles unités, plus grandes, plus légitimes, plus éternelles… » [19]. Telle est la prouesse technique de Rodin : réussir un travail de création à travers la recomposition des fragments et la réinvention de leurs relations.

 

Le mystère de la création absolue

 

      Parallèlement à cette lecture technique, Rilke fait de l’œuvre de Rodin l’objet d’une construction où le mystérieux côtoie l’inexplicable et où l’invisible renvoie à l’inconnu. Décrivant quelques unes des créations rodiniennes, Rilke observe que « même en plein jour les pierres gardent ce rayonnement mystérieux qui émane des objets blancs lorsque la nuit tombe » (p. 68) ; un peu plus loin, il affirme que l’art de Rodin « connaît le mystère du clair obscur » (p. 69). Dans son commentaire de L’Eternelle idole (fig. 11), Rilke observe que le groupe représenté dégage « une grandeur pleine de mystère » qui s’ouvre sur « des milliers » de significations, rendant l’œuvre « nouve[lle] et énigmatique, dans sa clarté anonyme » (p. 35). Du mythe de la vie du créateur (« un temps viendra où l’on voudra inventer l’histoire de cette vie, avec des complications, des épisodes et des détails », p. 9) au mystère de son œuvre, il n’y a qu’un pas. Rilke insiste : l’œuvre de Rodin donne l’impression d’être « venue au monde tout achevée », d’être « une réalité qui s’est imposée, qui est là, avec quoi il faut compter » (p. 21). En déplaçant l’œuvre en dehors des frontières du discours artistique, Rilke en fait une exception qui échappe à toute tentative de commentaire ou d’explication : l’œuvre existe comme une entité surnaturelle qui semble échapper au travail classique d’étude et de classification. Son mystère s’écrit dans un monde parallèle, doté de codes intrinsèques puisque c’est « à côté de toute l’histoire de l’Humanité [que] se déroul[e] cette autre histoire, qui ignor[e] les déguisements, les conventions, les différences et les classes, qui ne connai[t] que la lutte » (p. 37). En cultivant l’image d’une œuvre d’exception, à la fois indépendante et autonome, atteignant la perfection dans ses formes et reflétant le mystère dans ses manifestations, Rilke construit l’image d’une création absolue et reconnaît en filigrane les limites de son propre discours.

 

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[17] Ch. Baudelaire, Ecrits sur l’art, Librairie générale Française, 1992, p. 294.
[18] A. Rodin, « L’art gothique dans les cathédrales et les églises de France », dans Eclairs de pensée Op. cit., pp. 47-48.
[19] R. M. Rilke, « Lettre à Clara Rilke – Paris, mardi 2 septembre 1902 », dans Sur Rodin, Op. cit., p. 74.