Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin

- Khalid Lyamlahy
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      Entre la misère de l’enfant et la sagesse du vieillard, Rilke esquisse le portrait d’un homme d’exception, doté d’un nombre de qualités que le texte du poète prend soin de lister et de développer. Tout d’abord, Rodin se distingue par « un calme intérieur qui lui montr[e] le chemin de la sagesse » (p. 14). Ce calme intérieur est renforcé par une forme de discrétion dans les rapports avec le monde extérieur. Ainsi, Rodin, qui « n’avait pas de confidents et compt[e] peu d’amis » (p. 18), est un homme solitaire. En ouverture de son texte, Rilke présente la solitude comme un élément fondamental de la personnalité du sculpteur : « Rodin était solitaire avant sa gloire. Et la gloire qui vint l’a rendu peut-être encore plus solitaire » (p. 7). Derrière la solitude de l’artiste devenu célèbre par ses œuvres, il y a la solitude intime de l’homme anonyme, replié sur lui-même, habité par son travail et par la réalité de ses « années de labeur solitaire » (p. 20). Tout au long de son parcours, Rodin semble être resté attaché à sa solitude comme à un ultime choix de vie et de création. Suite à l’échec de ses premières œuvres, accueillies par un avis négatif de l’opinion publique, Rodin retourne de nouveau à sa solitude et s’enferme pendant treize années. La solitude devient un refuge intime, un espace de reconstruction personnelle et artistique. A l’image de son œuvre, l’homme semble « se [tenir] caché et attend[re] son heure » p. 18). Cette attente permet à Rodin de « mûr[ir] jusqu’à la maîtrise, jusqu’à dominer sans restrictions ses propres moyens, en travaillant, en réfléchissant, en essayant, hors de toute influence de son temps qui ne prenait pas part à lui » (p. 21). La maturité de Rodin n’est pas une conséquence directe de son âge ni de sa sagesse mais elle est bel et bien l’aboutissement d’un long processus de recherche et de construction, mené dans le calme, l’assurance et la patience. Rodin est l’idéal de l’homme-créateur qui maîtrise le temps et réussit à le dissoudre dans l’acte de la création.
      Le rapport fondateur de Rodin à la solitude implique une force et une patience qui n’échappent pas au regard de Rilke. Pressé par quelques amis qui le poussent à réaliser au plus vite ses œuvres, Rodin répond : « Il ne faut pas se hâter » (p. 14). Cloîtré dans une forme de silence absolu et « jamais troublé » (p. 21), Rodin oppose à l’agitation du monde une tranquillité intérieure et une sérénité profonde qui se transforment en sources de puissance. Rilke note que Rodin « possèd[e] la force de ceux qu’attend une grande œuvre. La silencieuse endurance de ceux qui sont nécessaires » (p. 15). Ainsi, en amont de la création, il y a la force intrinsèque, le silence de l’homme, la réclusion de l’artiste en devenir. Sensible à cette dimension décisive dans la personnalité de Rodin, Rilke évoque « une résistance muette et droite, un entêtement, une force et une confiance, tous les drapeaux, encore non déployés, d’une grande victoire » (p. 19). En somme, la réussite artistique de Rodin n’est que le fruit de sa puissance intérieure et de sa confiance infinie. La « grande victoire » de Rodin est avant tout une victoire sur soi-même, une maîtrise du moi intime qui précède et ouvre la voie à l’éclosion de la création.
      Poursuivant son portrait de Rodin, Rilke insiste sur la modestie fondamentale de l’homme : « Il n’y avait pas en lui d’orgueil » (p. 17). Tel un « un élève et un modeste qui se sentait débutant » (p. 18), Rodin reste attaché à sa soif d’apprentissage et son énergie créatrice. A la lecture de Rilke, on comprend que la modestie de Rodin n’est pas un simple trait de sa personnalité mais plutôt une attitude indissociable de son rapport à la vie et de sa vision de la création. Porté par un désir « démesuré » et « une soif si grande que toutes les eaux de l’Univers se desséchaient en elle comme une goutte » (p. 37), le sujet Rodin s’efface derrière son œuvre et fait disparaître son moi intime au profit de l’émergence du processus de la création. Evoquant les disputes récurrentes au sujet du sculpteur et de son œuvre, Rilke retient la « sûreté puissante » (p. 21) du personnage, imperturbable dans la profondeur de sa personne.

 

La vie réinventée

 

     Au-delà des qualités intrinsèques de l’homme, Rilke construit le portrait de Rodin autour d’une série de traits distinctifs directement associés à l’acte de la création. Ces qualités artistiques permettent de prolonger la représentation de la figure intime du sculpteur et éclairent de façon immédiate la genèse et l’esprit de son œuvre. Rilke insiste ainsi sur l’effacement du sculpteur derrière sa création, observant que l’œuvre de Rodin « s’est développée bien au-delà du nom et des limites de ce nom, qui est devenu anonyme […] » (p. 7). L’anonymat suggéré de Rodin fonctionne comme un outil de glorification de l’œuvre de l’artiste. Plus loin dans le texte, Rilke insiste de nouveau sur cet aspect en avançant qu’« il y a en Rodin une obscure patience qui le fait presque anonyme [...] » (p. 14). Pour Rilke, Rodin représente cet artiste idéal qui ne vit que par et pour son œuvre. L’existence de l’artiste est complètement effacée par l’émergence et le développement de son œuvre. La création dépasse le sujet créateur qui n’existe plus que par l’acte de création lui-même.
      Cet effacement au profit de l’œuvre se prolonge dans le rapport entre la création de Rodin et la quête de la vie comme source du geste créateur. Aux yeux de Rilke, ce qui importe est moins la vie personnelle et intime de Rodin que sa quête de la vie comme source et thématique de la création. Rodin est « un chercheur de la vie » (p. 36) qui puise la force de ses créations dans l’animation des objets et des représentations. Rilke observe que les œuvres du Louvre ont influencé Rodin par leur énergie, notamment ces « petites choses négligées, anonymes, superflues, [qui] n’étaient pas moins pleines de cette profonde et intime animation, de la riche et surprenante inquiétude de ce qui vit » (p. 10). De même, les animaux représentés sur les façades et les toits des cathédrales que Rodin a eu l’occasion d’observer « n’avaient rien perdu de leur vie ; au contraire, ils vivaient plus fortement, plus violemment, ils vivaient pour toujours de la vie fervente et impétueuse du temps qui les avait fait surgir » (p. 11). Selon Rilke, Rodin est sensible à la capacité de l’œuvre d’art à créer et réinventer la vie. En somme, la vie de l’artiste se trouve mise entre parenthèses au profit de cette autre vie incarnée et retranscrite à travers l’œuvre d’art.

 

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