Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin

- Khalid Lyamlahy
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Fig. 1. A. Rodin, La Tour du
Travail
, 1898-1899

Le travailleur de l’ombre

 

      Plus qu’un artiste, Rodin est présenté comme un travailleur. Rilke insiste sur cette dimension dès l’évocation du passage du sculpteur par la manufacture de Sèvres où il gagnait sa vie, réduit à un simple « inconnu dont les mains travaillaient pour du pain, dans l’obscurité » (p. 14). La symbolique du pain et de l’obscurité donnent à cette image une puissance symbolique qui dépasse le cadre de la création artistique. Rodin, « ce travailleur grave et concentré » (p. 36) dont la vie « passe comme une seule journée de travail » (p. 69), est l’incarnation de l’artiste-créateur dont l’œuvre se définit grâce à la notion même du travail. Pour Rilke, cette notion est à l’origine de l’élan créateur de Rodin puisque « comme pour tous les hommes actifs, pour lui aussi le sentiment qu’un travail incommensurable lui incombait, lui donnait un élan, quelque chose qui multipliait et rassemblait ses forces » (pp. 18-19). Ainsi, Rodin est l’ouvrier-créateur entraîné par la conscience du travail à accomplir, motivé par l’énergie de l’œuvre à venir. « Son travail seul lui parlait » (p. 21), note Rilke, comme si Rodin n’existait qu’à travers cette notion fondatrice du travail créatif. Plus tard, dans une lettre à sa femme Clara datée du 9 octobre 1907, Rilke cite Cézanne qui associe le travail acharné et sans cesse renouvelé à ce qu’il appelle « la réalisation » [5]. En plus de renvoyer à la naissance de l’œuvre, ce concept nomme l’affirmation du sujet en tant qu’existence. Le rapport de Rodin au travail comme base de la création artistique est d’autant plus important qu’il trouve un écho jusque dans ses œuvres, à l’image de la fameuse Tour du travail (fig. 1), qui en est précisément une mise en abyme et une représentation symbolique. Dans la composition de cette œuvre, « Rodin n’essaye pas de représenter le travail par une grande figure ou un geste ; le travail n’est pas ce qui se voit de loin ; il se déroule dans les ateliers, dans les chambres, dans les cerveaux, dans l’obscurité » (p. 69). Pour Rodin, le travail est une action qui se réalise dans le domaine de l’invisible, loin des regards, dans l’intimité du sujet. Peu importe la gloire qui « n’est finalement que la somme de tous les malentendus qui se forment autour d’un nom nouveau » (p. 7) : le créateur est le travailleur de l’ombre, l’ouvrier du silence, le sujet qui existe et donne un sens à son existence à travers son travail. Par ailleurs, Rilke suggère que Rodin est « un rêveur à qui son rêve mont[e] entre les mains, et il commen[ce] aussitôt à le réaliser » (p. 14). Si la création émerge du travail, le travail naît du rêve, comme si tout l’art de Rodin était le fruit d’un processus transcendant, la représentation d’un ailleurs immatériel, la mise en forme d’un au-delà du moi. A ce sujet, Rodin lui-même soutient « que c’est la force résultant du travail qui rehausse l’idée. En elle-même, notre idée est pauvre » [6]. Le travail élève ainsi la création et porte la pensée créatrice à un niveau de réalisation supérieur.
      Pour mener à bon terme son travail, Rodin « devanc[e] le hasard » et met en application son « infaillible connaissance du corps humain » (p. 16). En vérité, Rilke donne à lire l’image d’un créateur pointilleux, un travailleur qui maîtrise son sujet, étudie les moindres détails et couvre tous les espaces afférents à l’œuvre en cours de création. Cette maîtrise de l’environnement immédiat se double d’une connaissance approfondie du moi intime. Ainsi, si Rodin marche souvent, un livre à la main, dans les rues de Bruxelles, ce livre n’est peut-être « qu’un prétexte pour s’enfoncer en soi-même, dans la tâche immense qui l’attendait » (p. 18). Pour Rilke, ce travail d’introspection est le complément inévitable de la création. Le sujet Rodin est aussi bien ouvert sur le monde extérieur qui inspire son travail que retranché dans les profondeurs de son moi intime où ce travail se définit et prend forme.

 

Dante, Baudelaire et l’école littéraire

 

      « Il lisait beaucoup » (p. 18), observe Rilke au sujet de Rodin pour qui la littérature est un lieu d’inspiration et d’influences. Plus particulièrement, les œuvres de Dante et de Baudelaire fournissent les bases d’une véritable école de la sensibilité et de la connaissance. Ainsi, La Divine Comédie a été une véritable « révélation » (p. 19). En effet, l’œuvre majeure de Dante offre à Rodin une vision originale du corps humain et lui permet plus tard de comprendre « qu’il y avait des pieds qui pleuraient, (...) et des larmes qui jaillissaient par tous les pores » (p. 19). Pour rendre compte de l’influence de Dante sur Rodin, Rilke présente la lecture de La Divine Comédie comme une expérience sensorielle : « Il voyait devant lui les corps souffrants d’une autre race, il voyait, par-delà les jours, un siècle auquel on avait arraché ses vêtements [...] » (p. 19, je souligne). Enrichies du pouvoir d’évocation de la littérature, ces visions fondatrices constituent les bases de la création à venir ; Rodin en prend connaissance, se les approprie puis les réinvente en leur donnant forme dans le monde matériel : « Il réalisa toutes ces figures et ces formes du rêve de Dante, les tira comme de la profondeur agitée de ses propres souvenirs et leur donna, un à un, la légère délivrance d’être chose » (p. 36). Rodin ne fait pas que s’inspirer de Dante : il procède littéralement à une recréation de l’œuvre en donnant vie à l’univers du texte et en le prolongeant à travers des figures et des objets. Aux yeux de Rilke, la littérature devient ce prétexte nécessaire qui éveille la sensibilité de Rodin, libère son imagination et nourrit l’énergie de ses créations. Les mouvements suggérés par la poésie de Dante « éveill[ent] en celui qui travaill[e], qui les ressuscit[e], la connaissance de mille autres gestes » (p. 36). Libre et infatigable, Rodin pousse ses créations « plus loin, par-delà le monde du Florentin, vers des gestes et des formes toujours nouvelles » (p. 36). En somme, la poésie de Dante a un double pouvoir de libération du sujet créateur et d’extension du domaine original de ses créations.

 

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[5] R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, GF Flammarion, 1994, p. 145.
[6] A. Rodin, « L’art gothique dans les cathédrales et les églises de France » dans Eclairs de pensée, écrits et entretiens, Editions Olbia, 1998, p. 52.