Portraits de créateurs &
dialogues de créations :
Avec Rilke dans l’atelier de Rodin

- Khalid Lyamlahy
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Fig. 2. A. Rodin, L’Homme au
nez cassé
, 1864

Vers le mystique et l’universel

 

      Solitude intérieure, ouverture sensorielle sur le monde, travail acharné, rapport profond à soi-même et dialogue avec l’œuvre en devenir : Rilke partage avec Rodin de nombreuses qualités qui fonctionnent comme autant de symboles justifiant et nourrissant sa fascination. Poète voyageur et éternel errant, Rilke semble trouver chez Rodin un point d’ancrage et un modèle de stabilité à partir duquel la création peut enfin émerger. Rodin devient pour lui l’artiste-créateur qui a réussi là où le poète, lui, continue à tâtonner. Ici, l’incarnation n’est ni symbolique ni métaphorique : Rodin existe dans l’ambiance de ses ateliers, entouré de ses œuvres éternelles, élevé par le titre de « maître » en ouverture de toutes les lettres adressées par son admirateur. Tout se passe comme si le poète trouvait chez ce vieillard d’exception l’exemple idéal et le modèle infaillible de l’artiste à suivre. Les qualités de Rodin ne sont pas des vues de l’esprit mais le résultat d’une réalité quotidienne observée et vérifiée in situ. Avant de devenir un « leitmotiv obsédant » [10] dans l’œuvre de Rilke, « toujours travailler » est l’expression et l’essence même de Rodin.
      Dans la lettre qu’il adresse à Rodin après leur rupture, Rilke écrit : « Je ne vous verrais plus – mais, comme pour les apôtres qui restaient attristés et seuls, la vie commence pour moi, la vie qui célèbrera votre haut exemple et qui trouvera en vous sa consolation, son droit et sa force » [11]. Il y a dans cette relation quelque chose qui dépasse le simple lien humain ou amical. L’image de l’apôtre solitaire qui continue à célébrer le « haut exemple » de son maître tend vers la dévotion. L’attachement de Rilke relève d’une forme de sacralisation qui n’est pas étrangère à l’esprit du poète pragois. Comme le note Edmond Jaloux, il suffit d’étudier « l’espèce de système philosophique diffus dans son œuvre » pour y voir « la part qu’il y a faite au mysticisme, au panthéisme, au quiétisme » [12]. L’évocation de Rodin comme maître à penser et guide suprême fait écho à cette forme de mysticisme qui transcende le cadre strict du discours artistique. Dans l’une des Lettres à un jeune poète, Rilke explique qu’ « être artiste signifie : ne point calculer ni compter; mûrir comme l’arbre qui ne fait pas monter sa sève plus vite qu’elle ne va [...] » [13]. La patience comme qualité première de l’artiste permet d’ouvrir la voie à une forme de négation temporelle, déplaçant les repères de la création artistique vers un espace-temps supérieur, sacré et presque mystique.
      Enfin, ce n’est certainement pas un hasard si Rilke choisit de souligner le parallèle entre Rodin et Baudelaire, en s’employant, tout au long de son texte, pour lier l’univers de la sculpture à l’espace de la création littéraire. Il s’agit là d’une façon sous-jacente de se placer en quelque sorte sous l’aile de Rodin, de prouver au lecteur et à soi-même que l’univers poétique, dans ses manifestations les plus exacerbées (Baudelaire, Dante), partage la philosophie et la profondeur du sculpteur. Ainsi, le choix de l’épigraphe d’Emerson (« The hero is who is immovably centred »; traduit par Baudelaire dans son Delacroix : « le héros est celui-là qui est immuablement concentré » [14]), est un indice particulièrement révélateur. Au-delà de l’insistance sur la profondeur intérieure comme qualité fondamentale du créateur idéal, cette citation vient asseoir – du moins sur le plan symbolique – le lien entre les espaces de la philosophie (Emerson), de la sculpture (Rodin) et de la poésie (Baudelaire / Rilke). Par là, Rilke transforme la figure du créateur idéal, incarnée par Rodin, en une sorte d’homme universel, à la fois tourné vers la profondeur de son être intérieur et ouvert sur la richesse inépuisable d’un monde extérieur, lui-même défini et représenté par les discours complémentaires de l’art et de la pensée.

 

La traversée de l’œuvre : descriptions et mouvements

 

La vie comme moteur de la création

 

      A son niveau, le discours développé autour de l’œuvre de Rodin est intimement lié à la vie du sculpteur et à son portrait. Dès les premières pages de son texte, Rilke insiste sur le rapport fondateur entre la vie de l’artiste et sa création : « [...] ce n’est que d’une telle vie, croyons-nous, que la plénitude et l’abondance d’une telle action ont pu sortir; seule une telle vie, où tout était simultané et éveillé, où rien n’était jamais révolu, peut demeurer jeune et forte, et s’élever sans cesse vers de hautes œuvres » (pp. 8-9). Les créations de Rodin ne peuvent se concevoir en dehors du cadre précieux offert par la vie de l’artiste. L’œuvre émerge du quotidien de son créateur, portée par le souffle, l’énergie et les qualités de son existence propre. Analysant le travail de Rodin, Rilke établit une distinction claire entre ses premières œuvres à Bruxelles, « des commandes qu’il exécutait, avec conscience, sans laisser parler sa personnalité grandissante » (p. 15) et ses travaux suivants qui ouvrent la voie à « son véritable développement (...) dans les pauses, dans les heures du soir, étendu dans la calme solitude des nuits [...] » (p. 15). Tout se passe comme si les vraies œuvres de Rodin étaient celles qui libéraient l’énergie fondatrice du sujet, laissant parler sa personnalité et poussant ses sens à saisir le réel. Le rapport entre l’homme et la création est à la fois nécessaire et indispensable. Si Rodin s’est entièrement voué à ses travaux, son œuvre, elle, devient précisément le miroir de cette vie. Il n’y a pas de place pour le hasard : le créateur et sa création s’inscrivent dans un système de corrélation qui définit leurs identités respectives et garantit leur interdépendance. Commentant L’Homme au nez cassé (fig. 2), Rilke note qu’« il n’y a sur cette tête aucune ligne, aucune intersection, aucun contour que Rodin n’ait vus ou voulus » (p. 23). Ce rapport fondateur entre le créateur et son œuvre se prolonge jusque dans le processus artistique lui-même. Rodin « a fait aussi de sa mémoire son instrument le plus sûr et le plus disponible ». Ses sens enregistrent les données du réel puis sa mémoire, riche de « l’abondance de ses souvenirs », ouvre progressivement la voie à ses mains pour réaliser les « gestes naturels » (p. 53) de la création.

 

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[10] Cl. Porcell, « Avant-propos », dans : R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Op. cit., p. 22.
[11] R. M. Rilke, « Lettre à Auguste Rodin – Paris, le 12 mai 1906 », dansSur Rodin, Op. cit., p. 88.
[12] Ed. Jaloux, « Hommage à Rainer Maria Rilke », dans Chronique des lettres françaises, 5ème année, n° 25, Janvier-Février 1927, pp. 122-123 ; Des extraits de ce texte sont à lire sur la page Rilke Rainer Maria de l’Encyclopédie de l’Agora.
[13] R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Op. cit., p. 47.
[14] Cl. Porcell, « Avant-propos », dans R. M. Rilke, Lettres à un jeune poète et autres lettres, Op. cit., p. 19.