Les métaphores dans Le Poème du Quinquina :
science, image et imagination

- Mathieu Bermann
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      Cette vision consensuelle de la fièvre constitue pourtant une étape primordiale en vue de l’accès à la connaissance. L’émotion censée naître de ces images, d’autant plus facilement qu’elles sont conventionnelles et ne heurtent pas l’esprit du lecteur, est une propédeutique à un nouveau savoir sur le monde. En effet, le régime expressif prépare le régime praxéoprescriptif [25], essentiel dans un texte souhaitant promouvoir une pratique alternative de la médecine qui n’est pas encore approuvée par l’ensemble de la Faculté.

 

Le régime praxéologique de la métaphore : « corriger l’homme »

 

      Le texte s’organise autour de deux séries d’images : insistant sur le caractère funeste de la maladie, les métaphores pathétiques produisent un réseau d’images négatives en contrepoint duquel se développe l’imagerie positive du remède. Le poète ménage un contraste entre la métaphorisation dysphorique de la fièvre et celle euphorique du quinquina et de son écorce bénéfique, opposition d’autant plus forte qu’elle se joue à l’intérieur d’une même isotopie : la mythologie.
      Afin de prouver sa capacité à lutter contre « cette hydre aux têtes renaissantes » qu’est la fièvre, les métaphores rapprochent le quinquina de différents personnages ou motifs liés aux légendes antiques. La Fontaine parle ainsi d’un « miracle » thérapeutique qui

 

[…] n’est dû qu’à ce bois, digne fils du Soleil [26].

 

L’arbre sauveur est également désigné comme le « présent d’Apollon » [27]. S’il n’est pas exclu que ces deux expressions renvoient à la même divinité – à moins que l’on considère que le Soleil réfère à Hélios –, la filiation mythologique, et donc métaphorique, du quinquina se complique en raison d’une autre métaphore :

 

Ce dieu [Apollon], dis-je, touché de l’humaine misère,
Produisit un remède au plus grand de nos maux :
C’est l’écorce du kin, seconde Panacée [28].

 

La métaphore appositive introduit un autre dieu auquel le quinquina se voit identifié : Panacée, fille d’Esculape et petite-fille d’Apollon. En somme, selon le phore qui lui est associé, le quinquina se transforme sous les yeux du lecteur. Dans le second chant, l’assimilation métaphorique est de nouveau enrichie et perturbée par l’évocation d’une autre déité :

 

Diverses gens l’ayant su déguiser,
Leur intérêt en a fait un Protée [29].

 

      La variation des motifs mythologiques ne s’arrête pas là : quelques vers plus loin, le poète ajoute un autre fragment à la mosaïque d’images qu’il compose en précisant que l’infusion de quinquina

 

[…] porte au sang un baume précieux ;
C’est le nectar que verse Ganymède
Dans les festins du monarque des dieux [30].

 

      Selon l’aspect sur lequel La Fontaine veut insister, le texte présente différentes images du quinquina, parfois même contradictoires. Cette plasticité participe de la rhétorique épidictique : en même temps qu’il apprend l’existence du quinquina et de ses nombreuses vertus, le lecteur est implicitement invité à en consommer, et ce grâce aux métaphores mythologiques dont le caractère laudatif est fortement appuyé [31]. Celles-ci contribuent à mieux faire connaître le quinquina et ses pouvoirs : le merveilleux fictif des dieux antiques souligne le « miracle » [32] bien réel du quinquina. Ces métaphores appartiennent aussi bien au régime expressif qu’au régime praxéologique : la valorisation passant par la déification du quinquina est l’expression d’une subjectivité qui entend inspirer confiance à propos d’un remède encore récent et non consensuel.
      Le mythe fait partie d’un imagier commun à La Fontaine et au lecteur, ce qui favorise l’adhésion de ce dernier. Il occupe en effet une place importante dans le Poème du Quinquina encadré, au début du chant I et à la fin du chant II, par deux longs récits faisant intervenir les dieux de l’Olympe, créateurs de la fièvre ainsi que de son remède. Qu’elles aient l’ampleur d’une vraie intrigue ou qu’elles soient cristallisées dans une formule figurée [33], les références mythologiques récurrentes constituent, pour ainsi dire, une esquisse de fable ; celle-ci apparaît en filigrane dans l’ensemble du poème et sa moralité n’est révélée qu’à la toute fin :

 

Corrigez-vous, humains ; que le fruit de mes vers
Soit l’usage réglé des dons de la nature [34].

 

La visée praxéoprescriptive apparaît clairement dans cette conclusion. Le précepte livre la clef de lecture des métaphores mythologiques ayant le quinquina pour objet : elles indiquent toutes un « devoir-être » [35]. L’expression « le fruit de mes vers » enjoint d’ailleurs à considérer le poème comme un texte qui produit du savoir et fait fructifier la connaissance. Identifiant le poème à un arbre fruitier, cette image unit le discours élogieux à son objet : à l’instar du quinquina pouvant soigner le corps perdu par la maladie, la poésie est apte à corriger l’esprit humain égaré par l’erreur.
On retrouve là l’un des principaux objectifs de la littérature classique ; mais les métaphores ne se bornent pas à transmettre un savoir prescriptif, une ordonnance poétique et médicale en somme, elles jouent également un rôle important dans l’élaboration d’un savoir chargé de décrire des phénomènes scientifiques.

 

Le régime cognitif de l’image ou le renforcement de la fiction

 

      Deux types d’images apparaissent dans le Poème du Quinquina : celles qui sont vraiment perçues comme des métaphores et celles qui cessent de l’être, dans la mesure où elles ne sont plus analysables en tant que « phénomènes de discours ou de pensée » mais comme « phénomènes de langue » [36]. En effet, avec le temps, il arrive que certains « mots métaphoriques [deviennent] propres par l’usage » [37], selon l’expression de Bouhours : désormais la langue « ne peut s’en passer » [38] car elle ne présente aucune alternative linguistique pour nommer les référents visés. L’effet d’image s’est estompé avec le temps. Or la science, et notamment la branche médicale intéressant La Fontaine, possède une forte propension à employer des images pour nommer ou conceptualiser les phénomènes. Ces catachrèses diffèrent des images qu’on peut considérer comme des tropes scientifiques non lexicalisés.
      Ce qui apparaît comme la spécificité des métaphores cognitives chez La Fontaine, c’est qu’elles ne renoncent pas à la modalité énonciative imaginaire liée au sens figuré bien que celui-ci soit susceptible de paraître, à première vue – nous verrons que ce n’est pas le cas pour La Fontaine –, incompatible avec la démarche scientifique.

 

Le démontage des catachrèses ou le retour de l’image

 

      Devenue catachrèse, la métaphore « usée [et] qui a déjà franchi certaines étapes du processus de lexicalisation » [39] n’est plus perceptible comme une image étrangère : elle n’entraîne plus guère de rupture d’isotopie, ou si discrète qu’elle n’est plus sensible. C’est le cas, par exemple, du substantif « esprit » dans le résumé que La Fontaine fait de la théorie des partisans de Gallien :

 

La fièvre, disait-on, a son siège aux humeurs.
Il se fait un foyer qui pousse ses vapeurs
Jusqu’au cœur (…)
Ces amas enflammés, pernicieux trésors,
Sur l’aile des esprits aux familles errantes,
S’en vont infecter tout le corps (…) [40].

 

« Foyer » et « esprits » s’apparentent moins à des métaphores qu’à des catachrèses car, dans le domaine médical, il n’existe pas d’autres moyens linguistiques que ces termes figurés pour référer respectivement à « la chaleur interne qui cause la fièvre » et aux « petits corps légers, chauds et invisibles qui portent la vie et le sentiment dans les parties de l’animal » (Académie française). L’inscription dans le dictionnaire de l’acception figurée tend à ne plus interpréter ces termes comme des tropes mais comme d’anciennes métaphores passées du discours à la langue.

 

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[25] « Le régime praxéologique est (…) une conséquence de l’expressivité », comme le dit Joëlle Gardes-Tamine. (Au cœur du langage, La Métaphore, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque de grammaire et de linguistique », 2011, p. 239).
[26] La Fontaine, Poème du Quinquina, éd. cit., Chant II, p. 72.
[27] « […] je veux qu’ici l’on étudie/D’un présent d’Apollon la force et les vertus » (Ibid., Chant I, p. 62).
[28] Ibid., p. 63.
[29] Ibid., Chant II, p. 74.
[30] Ibid.
[31] L’éloge peut également passer par la comparaison : « Sa feuille est semblable en figure/Aux trésors toujours verts que se mettent sur leur front/Les héros de la Thrace, et ceux du double mont » (Ibid., Chant II, p. 72). Ces vers évoquent à la fois les protégés de Mars (« héros de Thrace ») et d’Apollon (« ceux du double mont », c’est-à-dire du Parnasse), auxquels serait ainsi associé l’homme qui utiliserait le quinquina.
[32] La Fontaine, Poème du Quinquina, éd. cit., Chant II, p. 72.
[33] Vico écrira au XVIIIe siècle : « Toute métaphore est un mythe en petit » (Cité par Bachelard dans L’Air et les Songes, Paris, José Corti, 1943, p. 48).
[34] La Fontaine, Poème du Quinquina, éd. cit., Chant II, p. 77.
[35] N. Charbonnel, « Métaphore et philosophie moderne », art. cit., p. 35. « Le sens de la comparaison métaphorique est donné par l’ensemble du texte, où se trouvent presque toujours des syntagmes indiquant le devoir-être, même si la phrase particulière où se fait la métaphore, (…), n’en contient souvent aucun » (Ibid.).
[36] Ibid., p. 34.
[37] Bouhours, Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Op. cit., p. 114.
[38] Ibid.
[39] M. Le Guern, Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, « Langue et Langage », 1973, p. 90.
[40] La Fontaine, Poème du Quinquina, éd. cit., Chant I, p. 63.