Du cinéma au cinématographique.
Etude de la « trilogie de Fabrizio Notte »
d’Antonio D’Alfonso
- Andrea Schincariol *
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Poète, romancier, essayiste, traducteur et cinéaste italo-québécois, Antonio d’Alfonso est l’auteur d’une œuvre aussi abondante que diversifiée. Nous analyserons, ici, sa trilogie romanesque constituée d’Avril ou l’anti-passion [1], Un vendredi du mois d’août [2] et L’Aimé [3]. Le protagoniste de ces trois textes est Fabrizio Notte, un cinéaste indépendant toujours en panne d’argent et de créativité, dont le rêve est de réaliser une adaptation cinématographique de l’Antigone de Sophocle. On pourrait considérer les deux premiers volets de la trilogie comme les deux épisodes d’un long roman de formation : Fabrizio y décrit son rapport difficile avec la famille italienne, son enfance montréalaise, l’éducation anglophone, les amis francophones, ses amours et, bien évidemment, sa passion pour le cinéma. Dans le roman qui clôt la trilogie, ce sont les femmes aimées par Fabrizio qui prennent la parole : sa mère, ses maîtresses, sa fille et ses épouses. A travers leurs voix, chapitre après chapitre, la figure de Fabrizio, porté disparu, se dessine en filigrane.
Ce qui est commun aux textes de D’Alfonso, ce qui revient tel un leitmotiv et donne à la trilogie son unité profonde, c’est la recherche identitaire de Fabrizio Notte. Son identité est une identité « impure » [4], instable, sans cesse inquiétée par les différentes langues et cultures qui l’habitent : française, anglaise, italienne, sans oublier le poids de l’héritage culturel transmis par le dialecte de sa région d’origine, le Molise. La quête identitaire de Fabrizio est le véritable centre gravitationnel de la suite romanesque. Un trou noir qui attire à lui et qui influence la trajectoire des autres « planètes » thématiques. Y compris la planète « cinéma ».
Nous ouvrirons une première perspective d’analyse en donnant une idée de la place que prend le cinéma, en tant que motif romanesque, dans la trilogie. Ensuite, nous établirons un rapport entre la thématique cinématographique à la question identitaire pour enfin montrer comment le cinéma, tout d’abord thème, acquiert le statut d’instrument de la représentation. Présent partout dans la trilogie dalfonsienne, le cinéma entre en rapport osmotique avec le système métaphorique de la machine textuelle dans laquelle il s’inscrit. D’objet fictionnel, il se transforme ainsi en modèle ou, mieux, en dispositif de mise en fiction.
La planète cinéma
Cinéma et « remédiation »
Le cinéma se présente comme l’un des motifs fondateurs de l’œuvre dalfonsienne, prose, poésie et essais confondus. Pour se borner à la trilogie romanesque, la figure du protagoniste, Fabrizio Notte, réalisateur indépendant, est la pointe de l’iceberg d’un riche ensemble de références au septième art. Ces références font du cinéma l’instrument privilégié d’un processus de « remédiation » [5] – selon la formule de Bolter et Grusin – qui travaille de manière systématique les trois textes.
La manifestation la plus flagrante de ce processus est la prolifération de noms de réalisateurs plus ou moins connus, ou la présence des titres de leurs œuvres :
Gianni Moretti [sic] [6] un cinéaste de ma génération, le seul artiste italien qui m’interpelle aujourd’hui (VMA 32) ;
Marise, tu te souviens de Faces de John Cassavetes ? De Godard, Bergman, Fellini, Olmi ? Ce sont mes dieux à présent (VMA 100) ;
Quand on dit « sicaire », je pense au nom du cinéaste napolitain [7] Vittorio De Sica (A 58).
Disséminées tout au long du texte, ces citations orientent la lecture en direction d’un premier et vaste horizon d’attente dominé par l’imaginaire cinématographique. Cela n’est évidemment pas suffisant pour conclure à une incidence de l’esthétique cinématographique sur les structures narratives de la trilogie. Limitons-nous, pour l’instant, à voir dans cette floraison de références filmiques un premier indice de la mise en place d’un pacte communicationnel voué à la création d’un « effet-cinéma ».
D’autres phénomènes de « remédiation » sont dissimulés dans des bouts de phrases dans lesquelles les références au cinéma sont moins manifestes, moins spectaculaires : « J’étouffe dans la canicule du jour. Je ne veux surtout pas réintégrer le monde du cinéma » (VMA 91). La référence à Gone With the Wind est masquée par l’utilisation de la part de Fabrizio Notte du titre en italien : Via col vento. Dans les deux passages qui suivent, ce sont les œuvres de Luchino Visconti, La Terra trema, et de Jean Eustache, La Maman et la Putain, qui font office de références filmiques cachées :
Quand nos tâches ménagères prennent l’allure de vérités profondes, la Terre tremble (A 94) ;
– Un jour, sa mère ; l’autre sa putain (A 107).
Notons cependant que, contrairement aux citations explicites dont il est question plus haut, ces références, avant même de suggérer la thématique cinématographique, fonctionnent comme de simples foyers métaphoriques qui complètent la signification du texte. Même si le lecteur ne saisit pas la référence aux films de Visconti et d’Eustache, le sens de ces passages ne change pas. Les traces filmiques demeurent, pour ainsi dire, dans un état de latence, endormies dans les profondeurs de la phrase. En multipliant ainsi les niveaux de lecture, D’Alfonso construit son texte à la manière d’un rébus. Dans les exemples cités, c’est seulement à travers un travail de déchiffrement que le lecteur peut accéder à cette face cachée de l’univers dalfonsien, celui de l’imaginaire cinématographique.
Souvent, le texte accueille en son sein des termes liés à la technique ou au jargon propres à la pratique cinématographique :
De la rue Hogan à la rue Langelier, la rue Sherbrooke est à chaque fois la toile de fond d’un magnifique travelling, très lent, accompagné de l’Adagio (AAP 190. Italiques de D’Alfonso) ;
Chaque soir, après le dîner, nous nous rencontrons pour faire (…) de la musique ou un court-métrage comique en Super-8 (AAP 50) ;
Je suis chez moi (…) devant ma table de montage, seul jury respectable qui décidera quelle scène garder et quelle scène balancer (VMA 38) ;
Depuis longtemps, l’échec inflige en moi un sens accru du rôle de romantique maudit dans le mauvais scénario qu’est devenue mon existence (VMA 140).
Par ailleurs, la trilogie est globalement traversée par un discours – dans la plupart des cas polémique – sur l’industrie du cinéma :
Hier, j’ai essayé de vendre un projet de film à des représentants de grandes compagnies américaines ; le résultat n’a pas été réjouissant (VMA 28) ;
C’est le genre de cinéaste que je rêve d’être. Libre. Indépendant. Contrôlant la vente de mes films (VMA 80) ;
Les médias n’ont pas envie d’attacher trop d’importance à des produits indépendants ; ils mettent tout le système sens dessus dessous (VMA 110).
* Récipiendaire d’une bourse de recherche postdoctorale du gouvernement du Canada.
[1] Avril ou l’anti-passion, Outremont, VLB, 1990 (AAP).
[2] Un vendredi du mois d’août, Montréal, Leméac, 2004 (VMA).
[3] L’Aimé, Montréal, Leméac, 2007 (A).
[4] Voir A. L. Silva Paranhos, La Trilogie en italique d’Antonio D’Alfonso : un parcours vers le texte rhizomatique, Tese de Doutorado em Literaturas francesa e francófonas, Universidade Federal do Rio Grande do Sul, 2011. La question identitaire est au centre des essais de D’Alfonso, In Italics : In Defence of Ethnicity (Montréal, Guernica, 1996) et De l’insignifiance (Montréal, Point de fuite, 2013).
[5] « […] we call the representation of one medium in another remediation » (J. D. Bolter, R. Grusin, Remediation : Understanding New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1999, p. 45). Voir aussi « Remédier », Intermédialités, n°6, printemps 2006, numéro entièrement consacré à la question.
[6] En réalité, Nanni Moretti.
[7] Vittorio De Sica n’est pas napolitain. Il est né à Sora, dans la région du Latium. Cette imprécision, tout comme celle concernant le prénom de Moretti (voir note 6), est pour ainsi dire symptomatique du rapport que D’Alfonso entretient avec l’univers du cinéma. Aucune distinction nette entre celui-ci et le monde réel ; le premier semble, bien au contraire, influencer l’aperception du dernier. Les erreurs de D’Alfonso représentent ce que l’on pourrait définir un phénomène d’onomastique hybride, présence simultanée du monde réel et de la fiction cinématographique dans le syntagme du nom propre : ainsi, Gianni Moretti apparaît comme la fusion du vrai nom de famille du réalisateur italien, Giovanni dit Nanni, et du prénom d’un possible alter-ego de ses autofictions filmiques. Quant à Vittorio De Sica, l’erreur sur l’origine napolitaine est sans aucun doute attribuable à l’origine d’un des personnages interprété par le réalisateur de Ladri di biciclette, le maresciallo Carotenuto, caractérisé, lui, par un fort accent napolitain.