Du cinéma au cinématographique.
Etude de la « trilogie de Fabrizio Notte »
d’Antonio D’Alfonso

- Andrea Schincariol
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Le cinéma en puissance

 

      Voici un extrait de la quatrième de couverture de L’Aimé, troisième et dernier volet de la trilogie de Fabrizio Notte :

 

A travers les yeux et le cœur des femmes – ses amies d’aujourd’hui et d’hier, ses amoureuses célibataires et mariées, sa fille, ses épouses, sa sœur, sa psy… –, la vie de Fabrizio Notte défile en vingt-cinq courts métrages sur l’écran d’un cinéma-vérité qui pourrait s’intituler L’être aimé est porté disparu dans la maison de l’amour (A, quatrième de couverture).

 

Avant même d’entrer dans l’univers de la fiction, le paratexte déploie les bases d’un pacte communicationnel bien précis. L’objet que le lecteur tient dans ses mains n’est pas un roman « cinématographique », c’est-à-dire un ouvrage qui fait du motif cinématographique l’un de ses thèmes centraux. Le septième art semble avoir abandonné l’univers fictionnel de L’Aimé [15], « porté disparu », comme Fabrizio. On devrait plutôt comprendre cet ouvrage comme une œuvre-cinématique, un texte qui cherche à produire un effet dynamique, un texte qui veut montrer la vie de son protagoniste en mouvement (« la vie de Fabrizio Notte défile en vingt-cinq courts métrages sur l’écran d’un cinéma-vérité »). La fiction romanesque assume de plein gré le cinéma non pas – ou pas uniquement – comme modèle à exhiber, mais comme expérience visuelle à laquelle le lecteur est invité à faire constamment référence. Entre le textuel et le filmique, s’instaure ce qu’Audrey Vermetten définit comme une « relation de modélisation » :

 

[…] on considérera que le romancier accomplit une modélisation de l’esthétique filmique ; c’est-à-dire qu’il n’abstrait pas seulement, à partir d’une réalité concrète, un schéma d’action sous-jacent qu’il réinvestit dans la fiction. Il bâtit en outre, de manière en quelque sorte seconde, un modèle implicite des formes de représentation et de signification filmiques capable de déterminer par endroits l’aspectualité du monde fictionnel. On dira donc que le roman, en certains de ces passages et de ces dimensions, modélise un trait ou l’autre de l’esthétique filmique. Cela revient à dire à la fois que l’auteur prend cette dernière pour modèle, et qu’il en découvre et n’en garde que les principes de fonctionnement [16].

 

Cela revient à dire, si l’on se positionne du côté du lecteur, que celui-ci n’est plus appelé à effectuer un travail de simple reconnaissance et de compréhension du ou des modèles filmiques auxquels fait plus ou moins directement allusion le texte, mais qu’il est invité à « faire fonctionner » le texte selon des principes cinématographiques. Ce qui est sollicité, chez le lecteur, est moins de l’ordre d’un savoir, d’une compétence, que de l’ordre d’un vouloir (et d’un croire aussi), d’une collaboration à la construction de l’univers de la représentation.
      Revenons à l’ouvrage d’Antonio D’Alfonso. Le modèle explicite de son roman est, à en croire la quatrième de couverture, le court-métrage documentaire. Comment l’auteur utilise-t-il ce modèle ? Ou pour être plus précis, quels sont les aspects de ce modèle qui se trouvent actualisés dans le monde fictionnel ?
      Nous croyons déceler dans le dispositif d’énonciation du roman la réponse à cette question. L’ouvrage se présente sous l’aspect d’une série de témoignages des femmes aimées par Fabrizio Notte. Ecrit en régime de focalisation interne, chaque chapitre se caractérise par la présence d’une voix féminine qui, à la première personne, raconte sa relation avec le protagoniste de la trilogie. A quelques exceptions près [17], le destinataire de ces récits est un destinataire anonyme et muet :

 

Ne voyez-vous pas que je suis occupée? Des clients m’attendent. (…)
Vous m’excuserez, je dois aller servir les clients. Et pour ce qui est de Notte, cherchez-le là où je l’ai laissé, il doit sûrement y être, avec sa guitare sous le bras (chapitre 5, « Esther », A 38 et 41) ;

Attendez, maringouin c’est féminin, attendez que j’écrase ma cigarette, la fumée me monte aux yeux. Je viens de vérifier dans le dictionnaire, « un » maringouin, et non, je ne vous dirai pas le nom du dictionnaire, car le dire serait en quelque sorte en faire la publicité, et si je dois faire de la publicité, je veux qu’on me paie pour prononcer le nom d’une compagnie (chapitre 18, « Willa », A 121).

 

Dans ces deux extraits, le récit fait son apparition à travers la médiation d’une instance « auto-raturante ». Au moment où il laisse la parole à l’autre, le destinataire intradiégétique s’efface pour n’apparaître qu’indirectement dans les passages dominés par ce que Jakobson définit comme la fonction conative du langage [18] (« Ne voyez-vous pas que… », « Attendez (…) attendez »). Le destinataire intradiégétique disparaît donc de la scène, ou mieux encore il prend place « en-deçà » de l’espace scénique, là où le lecteur ne peut le voir ni l’entendre [19]. Et le témoignage de chaque femme, destiné en principe à ce personnage qui appartient à la fiction, parvient au lecteur dans toute son immédiateté et dans toute son authenticité. L’impression qui se dégage de ce dispositif d’énonciation est celle d’un entretien filmé ou, si l’on veut, pour reprendre les termes utilisés dans la quatrième de couverture, du cinéma-vérité.

      Inscrit dans le texte « à titre de référence, mais aussi à titre de potentialité » [20] selon la belle formule d’Isabelle Raynauld, le cinéma devient le moteur d’une dynamique intermédiale complexe qui s’instaure entre les trois volets de la trilogie d’Antonio D’Alfonso, et qui intéresse ses différents niveaux fictionnels. Présent d’abord sur le plan de l’énoncé, le cinéma est absorbé progressivement par et dans l’énonciation. Il disparaît de la surface pour imprégner les couches profondes du texte en manifestant sa présence sous forme de « matrice », de « moule creux », qui donne une forme déterminée à l’objet textuel. Ce travail d’absorption – qui se fait entre la publication du premier volet, en 1990, et la sortie du dernier, en 2007 – change le visage de la trilogie de Fabrizio Notte : alors qu’elle est le récit d’un homme en quête de soi et qui fait du cinéma la métaphore de sa recherche, l’œuvre dalfonsienne devient par la suite une sorte de documentaire sur l’histoire de cet homme. Mieux encore, elle prend la forme d’un behind the scenes des deux premiers romans.
      Plutôt que d’absorption, il serait juste de parler du cinéma comme du précipité de la trilogie dalfonsienne. Précipité, au sens chimique du mot : le cinéma se dépose sur le fond de cette solution liquide qu’est la langue, l’écriture, l’identité d’Antonio D’Alfonso et de son double Fabrizio Notte. Une fois la substance du cinéma dissoute dans le texte, il ne reste que sa partie la plus insoluble et pure : le cinématographique.

 

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[15] Fait exception le chapitre 13, « Pensée-1989 », où il est question des formes de scénario et de l’importance du midpoint. Bien évidemment, le chapitre 13 est le midpoint du roman L’Aimé.
[16] A. Vermetten, « Un tropisme cinématographique. L’esthétique filmique dans Au-dessus du volcan de Malcolm Lowry », Poétique, n°144, 2005, p. 498.
[17] Voir notamment les chapitres 4 et 7.
[18] R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963.
[19] Pareil dispositif d’énonciation est mis en œuvre dans Bruco, réalisé par D’Alfonso en 2005, soit deux ans avant la parution de l’Aimé. Sorte de docu-fiction filmique, Bruco est la véritable matrice filmique du dernier roman de la trilogie.
[20] « Le spectateur étant la condition de possibilité du film, à la fois sa cible et son point de fuite », écrit Raynauld, « le film, réalisé ou non, devient l’horizon d’écriture et de lecture du scénario. Le film s’inscrit dans le texte non seulement à titre de référence, mais aussi à titre de potentialité » (« Le Lecteur/spectateur du scénario », Cinémas : revue d’études cinématographiques/Cinémas : Journal of Film Studies, vol. 2, n°1, 1991, p. 29).