Du cinéma au cinématographique.
Etude de la « trilogie de Fabrizio Notte »
d’Antonio D’Alfonso

- Andrea Schincariol
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Cinéma et médiation

 

      Si, d’une part, le travail de remédiation du septième art contribue à la lisibilité globale de la trilogie, en assurant la cohérence thématique ainsi que la crédibilité de la figure de Fabrizio – en fondant la « vraisemblance et la motivation » de l’œuvre, pour reprendre Gérard Genette [8] –, d’autre part, le cinéma assume un rôle d’élément médiateur entre les personnages. A travers le cinéma – sa pratique et sa fruition – le protagoniste tisse des liens d’amitiés. C’est le cas de Mario Berger :

 

C’est avec lui que je découvre, en 1968, ce qu’est l’art cinématographique en assistant à la projection de Persona et L’Heure du loup d’Ingmar Bergman. (…) C’est lui qui est le caméraman de mon film Le Choix (AAP 68).

 

Symétriquement, le cinéma fait écran – il dissimule et révèle à la fois – à des sentiments qui n’ont rien à voir, ou presque, avec le septième art. Thomas, ami de longue date de Fabrizio, se lance dans une critique au vitriol d’Antigone Pacifica, l’adaptation filmique de la tragédie de Sophocle, pour en réalité exprimer tout son mépris à l’égard de Fabrizio, l’homme :

 

On dirait que c’est du Hollywood made in Canada. (…) Ces paroles, pleines de méchanceté, me frappent comme un poing sur la gueule (VMA 62-63).

 

Encore, les histoires d’amour de Fabrizio ont pour décor l’univers cinématographique : ses amoureuses font partie du milieu, elles ressemblent à des actrices, ou elles tombent dans les bras de Fabrizio grâce à la médiation du cinéma, qui joue le rôle – dirait Dante – de « Galehaut » entre les personnages.
      Surtout, le cinéma apparaît comme un instrument de médiation vital au sein de la relation entre Fabrizio et sa fille Rasa :

 

En rentrant hier soir, Rasa, qui a la varicelle, voulait pour se distraire que nous regardions ensemble le film où Charlot mange son soulier. La ruée vers l’or. Rasa riait à gorge déployée, assise là, entre mes jambes pendant que nous mangions une assiette de fusilli aux rapini. Rasa à mes côtés. C’est nouveau chez elle, ce désir de rester auprès de moi. (…) Elle découvre que papa est davantage que l’ombre de maman (VMA 29-30).

 

Le cinéma met en contact Fabrizio et Rasa, en revalorisant la figure du père. Aussi se charge-t-il de la fonction de « substitut langagier » lorsque la langue fait faillite :

 

Ces jours-ci, elle me parle en anglais, en italien, en portugais (…) et en français (…). Rasa rigole si je la supplie de traduire en italien les phrases portugaises. Quel plaisir de voir cette jeune fille de cinq ans danser ainsi entre les langues. Un vrai ballet. Un soir, elle s’évertuait à trouver le mot français pour bark. Sur le coup, le mot écorce ne m’était pas venu à l’esprit. J’ai dû vérifier dans le dictionnaire. Rasa s’est esclaffée : « Papa, tu ne connais par le français ».
En effet, avec toutes ces langues qui virevoltent dans ma tête, je ne sais plus quelle langue parler (VMA 29-30).

 

Rasa danse entre les langues. Les langues virevoltent dans la tête de Fabrizio. L’échange linguistique semble impossible. Pourtant, le rapport entre ces deux personnages n’est pas compromis. Le père et la fille communiquent par le biais du chef-d’œuvre de Charlie Chaplin, pellicule muette qui parle à travers des images en mouvement. Le cinéma se fait langage « autre », il supplée le manque de mots, les défaillances linguistiques dont Fabrizio est souvent la victime.

 

Le cinéma comme langue « autre »

 

      La question de la langue, c’est-à-dire l’impossibilité de la manier, de la maîtriser, de se l’approprier, de l’apprivoiser pour qu’elle devienne l’élément stabilisateur d’une identité foncièrement « impure » ; cette question traverse d’un bout à l’autre l’œuvre d’Antonio D’Alfonso. Elle figure à l’origine même de son expérience poétique, comme on peut le lire dans un passage de L’Autre rivage, recueil de vers publié en 1987 :

 

J’écris pour saisir et décrire l’expé-
rience de n’avoir jamais eu, en moi, de
langue solidifiée. La fluidité de la lan-
gue. La langue comme liquide [9].

 

A la fois point de départ, sujet et objet de l’acte scriptural, la problématique langagière – qui renvoie, bien évidemment, au centre de gravité de l’écriture dalfonsienne, à savoir sa quête identitaire – engendre ce qui a tout l’allure d’un paradoxe insoluble : comment saisir cette langue liquide si l’outil de saisie est la langue liquide elle-même ?
      Voici notre hypothèse : on pourrait voir dans l’univers complexe du cinéma – autant dans son imaginaire que dans son langage, dans son imaginaire qui se fait langage – la solution potentielle pour sortir de cette impasse. En effet, si le septième art envahit littéralement la surface du texte sous la forme de thème, il apparaît aussi, chez D’Alfonso, comme un modèle, comme un point de fuite ; ou mieux encore, comme un aiguillage pour l’écriture (comme les aiguillages qui se trouvent sur la voie ferrée). A travers le cinéma, l’écriture change de voie(x). Elle contourne l’impasse linguistique-identitaire où elle se trouve enfermée et emprunte les chemins du visuel. C’est l’une des lectures possibles du poème « L’Amour panique », contenu dans le recueil L’Apostrophe qui me scinde :

 

Je chante le bien-être. La tranquillité. L’amitié.
Le cinéma dans les mains, les poèmes dans l’iris des
yeux, le repos retrouvé, l’avenir de notre poésie.
Images de fierté [10].

 

Ce passage met en place un véritable programme d’écriture : il faut tenir le cinéma dans les mains, comme l’on tient une plaquette de poésies ; la poésie doit trouver son origine dans l’œil et rayonner, se projeter à même l’écran blanc de la page. Cette espèce de « chiasme médial » détermine une réorientation radicale de l’horizon d’attente du lecteur. Les deux formes expressives (filmique et poétique) sont liées par un rapport de médiation réciproque : l’une est l’« interprétant » [11] de l’autre. Programme d’écriture, le passage cité est aussi une prescription que le poète adresse à son lecteur : le poème doit fonctionner selon les habitudes de fruition de l’image en mouvement, et vice-versa. Il ne s’agit pas, ou pas seulement, de « lire le cinéma » comme si c’était du texte ni de « regarder le texte » comme si c’était du cinéma. Il s’agit, de manière bien plus spectaculaire, de faire faire au texte quelque chose qui est de l’ordre du cinématographique. Autrement dit, de concevoir le cinéma comme l’une des instances organisatrices de l’univers fictionnel : comme un dispositif de la représentation [12].

 

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[8] G. Genette, « Vraisemblance et motivation », Communications, n°11, 1968, pp. 5-21.
[9] Poème # 13, L’Autre rivage. Poésie, Montréal, VLB, 1987, p. 129.
[10] « L’Amour panique », L’Apostrophe qui me scinde. Poésie, Montréal, Editions du Noroît, 1998, p. 30.
[11] Dans la sémiotique peircienne, l’interprétant est une représentation mentale de la relation entre un signe matériel (le representamen) et son objet. Voir N. Everaert-Desmedt, Le Processus interprétatif. Introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce, chapitre III : Le processus sémiotique, Liège, Pierre Mardaga, 1990, pp. 39-101.
[12] Philippe Ortel définit le dispositif une « matrice interactionnelle » capable d’articuler les trois niveaux de la représentation : technique, pragmatique et symbolique. Voir Ph. Ortel, « Avant-propos », dans Discours, image, dispositif, sous la direction de Ph. Ortel, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 6.