Entretien avec Christine Montalbetti
- Marie-Pascale Huglo
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Vous considérez-vous comme une cinéphile ?

 

Disons que, pendant des années, je suis allée au cinéma quatre à cinq fois par semaine, dans ce qu’on appelait les « petits cinémas de quartier ». Je voyais des films de la Nouvelle Vague, du cinéma italien, de Satyajit Ray, de Kurosawa, d’Ozu, de Kaurismaki, de Kiarostami, de Wenders, de Jarmusch… Je ne me considère pas comme « cinéphile » au sens où, quand on parle de cinéphiles, on entend en général des gens qui sont capables de passer la journée entière dans les « salles obscures » (je n’aime pas regarder plusieurs films à la suite, même si cela a pu m’arriver : je préfère laisser sédimenter le film que je viens de voir, ne pas m’enfoncer aussitôt dans une autre fiction) et surtout qui sont incollables en termes de culture cinématographique : mon rapport au cinéma ne relève pas du savoir (j’oublie, et de plus en plus, les titres des films, la date m’intéresse, mais je ne la mémorise pas, je ne connais pas vraiment d’anecdotes sur les tournages), mais seulement du désir. Si je me sens cinéphile alors, c’est au sens étymologique. J’aime le cinéma, je ressens le besoin de voir des films, un besoin profond.

 

Que représente le cinéma pour vous ?

 

J’ai beaucoup de plaisir à observer la composition des images. Ma relation au cinéma est avant tout esthétique – ce qui est assez normal, je pense. Avant d’être un réservoir d’histoires, ce qu’il est sans doute aussi, le cinéma est d’abord pour moi l’occasion de cette expérience très physique d’être placée devant des images. Et des images en mouvement, qu’on voudrait pouvoir arrêter parfois (les DVD le permettent à présent, mais non pas le visionnage en salle), pour mieux observer un plan, et qui fuient ainsi, emmenées par le mouvement de leur projection, prises dans sa temporalité.
Il y a aussi ces choses bouleversantes que dit André Bazin sur les liens entre le cinéma et les rites funéraires égyptiens, cette idée que les films sont comme des momies d’instants. C’est quelque chose à quoi l’on peut penser aussi parfois, comme spectateur. On regarde ces corps fluides, aujourd’hui disparus, ces spectres somptueux, ces silhouettes émouvantes, qui ne sont plus que des photons filtrés par la pellicule (des pixels, dans leurs versions numérisées), qui s’agitent sur un écran sans y laisser d’empreintes. Le cinéma est un art de fantômes, qui agitent devant nous leurs corps factices et vides, impalpables, insaisissables ; la trace de corps évanouis (et l’écriture aussi, avec de tout autres moyens, est pour moi une réponse fragile à l’affolement devant ce qui fuit, au désir d’en conserver la trace : le roman comme conservatoire d’instants, stratifiés, recomposés dans la fiction).
Il y a quelques soirs, j’ai regardé un film muet, et ce mystère m’est apparu avec une force nouvelle : je pensais à l’étonnement des spectateurs devant les premiers films, au genre de petit miracle troublant que ça a été pour eux, un petit miracle qui ne cesse de se renouveler, même si nous en avons pris l’habitude.

 

Considérez-vous les images cinématographiques comme un matériau ? Comment le cinéma travaille-t-il votre écriture ?

 

Il y a d’abord comme un mouvement de contagion des énergies. Comme si l’énergie qui a présidé à l’élaboration du film était capable de se transmettre. Comme si la beauté du film donnait confusément l’envie de fabriquer à son tour de la beauté. L’émotion esthétique que le cinéma produit en moi me (re)donne l’envie d’écrire. C’est pourquoi aussi j’aime ce rythme qui consiste à voir un film le soir et à m’asseoir à ma table au matin. Ce que j’écris n’a généralement aucun rapport avec le film vu la veille. Mais la force de l’émotion esthétique que j’ai pu ressentir ravive mon désir d’écrire.
Les images cinématographiques en ce sens fonctionnent plutôt pour moi comme des stimuli, que comme des matériaux.
Pourtant, il m’est arrivé, en revoyant des films, de « reconnaître » un décor ou une scène d’un de mes romans – signe que ces images avaient travaillé en moi. Dans L’Origine de l’homme, la scène dans laquelle Jacques quitte sa famille, et pour laquelle je suggérais au lecteur d’imaginer un roman russe. On m’a souvent demandé pourquoi un roman russe, et je répondais que c’était sans doute autant une pièce de théâtre russe que je voulais dire, à cause de ces décors de bouleaux qu’on y voit généralement. Puis, quelques années plus tard, j’ai revu Quelques années de la vie d’Oblomov, qui était un film qui m’avait beaucoup marquée quand j’avais dix-huit ans. La scène de mon roman y était… De même, il y a quelques semaines, j’ai revu La Griffe du passé de Jacques Tourneur et j’y ai « reconnu » la maison de McCain, un personnage de Plus rien que les vagues et le vent, roman qui paraît pour cette rentrée littéraire…

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