Entretien avec Christine Montalbetti
- Marie-Pascale Huglo
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En quoi les nombreux renvois aux codes du cinéma (je pense en particulier aux dispositifs techniques de la vision, de la vitesse…) ont-ils un impact sur la constitution de l’histoire dans Western ?
Dans Western, il y a d’abord quelque chose comme le sentiment de la lumière, le souvenir de lumières vives et contrastées, la question de la surexposition (étendues sableuses sous soleils vifs) et de l’ombre. Le roman commence à l’aube (on assiste à la lente apparition de la lumière) et s’achève au crépuscule (sur un ciel rougeoyant dont l’aspect sanguinolent fait écho à la scène de gunfight qui se déroule).
Et aussi des accessoires ou des éléments de décor qui viennent du cinéma, de la représentation cinématographique de l’Amérique : le tumbleweed, l’éolienne, le General Store…
Pour ce qui est de la narration elle-même, elle épouse plutôt le rythme (lent, contemplatif, et pourtant innervé par une violence latente qui finit par exploser) d’un film de Sergio Leone. J’ai souvent dit que comme je porte un nom italien, je ne pouvais écrire qu’un western à l’italienne…
De façon plus précise, quel effet le ralenti a-t-il sur la manière dont vous conduisez l’histoire ?
Ce qu’il faut dire, c’est que quand j’ai commencé Western, je ne me suis pas interrogée d’une manière qui aurait été un peu extérieure sur les procédés de narration du western (et en particulier du western à l’italienne) pour essayer de les transposer, un peu techniquement, dans l’écriture du roman. Il s’est bien plutôt agi de travailler plus avant sur des façons de raconter qui étaient déjà les miennes dans L’Origine de l’homme, et dont il se trouve qu’elles sont essentielles dans le cinéma par exemple de Sergio Leone. Ce qu’on peut appeler le gros plan (que j’appelais, au moment de L’Origine de l’homme, l’affabulation du détail, comme les histoires qu’on peut se raconter au sujet d’un napperon qui, s’il n’était pas retenu par une lourde statuette, s’envolerait au premier courant d’air, pour aller où, etc.), ce qu’on peut appeler le ralenti (la dilatation de l’histoire, le temps luxueux que le roman s’accorde, le plaisir de muser), étaient déjà présents dans mon écriture. Le contexte du western, et c’est ce qui m’intéressait, leur redonnait un sens, une forme de légitimité, si on veut. L’enjeu devenait double : prolonger ce plaisir d’un récit étiré, qui prend son temps, et en même temps donner au roman la temporalité d’un western à l’italienne. Travailler, au fond, sur les intersections, sur les points de rencontre naturels entre mon écriture et celle du western italien.
Quelle place, quelle force d’invention accordez-vous aux genres cinématographiques très typés comme le western, à partir du moment où vous les transposez dans un roman ?
En dehors du plaisir esthétique que je peux éprouver devant de nombreux westerns, ce qui m’intéressait, dans le western, c’était aussi qu’il raconte toujours plus ou moins la même histoire d’un héros solitaire qui a subi un traumatisme.
On a beaucoup insisté sur la dimension ludique de Western. Mais c’est aussi, pour moi, un roman de deuil. C’est un roman qui raconte, plutôt qu’une vengeance (la vengeance n’a pas de fin, elle se perpétue), une réparation. C’est bien le sens du gunfight final, dans lequel on apprend que notre cow-boy, quand il était enfant, a vu ses parents et sa sœur se faire massacrer par un certain Jack King. Ce que m’apporte le western, c’est qu’il me permet de retravailler la question du deuil dans un contexte de jeu. D’offrir cette possibilité au lecteur, comme je me l’offre à moi-même, que nous revivions dans le roman nos deuils, mais en nous travestissant, en endossant la panoplie du cow-boy. Comme plus récemment dans L’Evaporation de l’oncle, en nous souvenant peut-être des films de Kurosawa, et en revêtant un kimono, nous pouvons revivre notre trouble devant la fugue de quelqu’un, ou devant nos propres pulsions de fugue. Un genre aussi typé que le western me permet donc de traiter de choses très mélancoliques en les revivant (et en les faisant revivre) sur ce mode (presque enfantin) du plaisir du déguisement.
Par ailleurs, le cow-boy est une figure de l’errance qui le place dans la lignée d’Ulysse (L’Odyssée est pour moi une histoire structurante) ; et il représente aussi, par cette manière dont il lui faut généralement, à la fin de l’histoire, reprendre son cheval, par son incapacité à se fixer quelque part, à former une famille, à bâtir sa maison de colon, une sorte de « complexe du cow-boy » dont nous avons été un certain nombre de ma génération à être affectés (et dont l’un des avatars serait ce que les chansons des années 80 appelaient la « femme libérée » – « être une femme libérée, tu sais, c’est pas si facile… »). C’est la force du western, de nous fournir ainsi une figure récurrente qui est aussi un miroir d’une part de nous-mêmes. Un personnage de fiction très constitué et qui peut servir à nommer certaines de nos pulsions.