Projections intimes : se faire du cinéma
chez Christine Montalbetti et Elise Turcotte
- Karine Bissonnette
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Se faire du cinéma. C’est la locution familière qu’a forgée la sagesse dite populaire sous l’effet de l’art cinématographique. Elle s’utilise pour signifier que l’on se crée des chimères, des fantasmes, que l’on s’imagine les choses telles que l’on aimerait qu’elles soient. Elle apparaît chargée d’une connotation péjorative, rappelant à chacune de ses manifestations le caractère intrinsèquement illusoire, mis en scène, du cinéma. L’intégration de la locution dans le discours commun met aussi en lumière la présence du cinéma dans la vie; il est loin le temps où la fréquentation des salles obscures et le visionnement de projections animées relevaient de l’exception.
Si les vues de l’esprit peuvent être comparées à un cinéma intime, c’est que le cinéma lui-même est susceptible d’exciter l’imagination, comme le fait la littérature. Certes, certains auteurs n’y croyaient pas, tel Julien Gracq qui doutait que
le souvenir qu’on a d’un film [puisse] – pourra-t-il ? – se mêler naturellement à titre de commentaire, de stimulant (…) à notre « vie intérieure », à nos rêveries (…) sous la forme infiniment souple de l’allusion, de l’extrait [1].
L’écrivain ne cherchait pas à hiérarchiser le cinéma et la littérature, mais à insister sur l’idée que cette dernière serait plus propre à aiguillonner l’imagination du lecteur. Le film n’apparaît pas soluble dans le souvenir ou la rêverie selon Gracq parce qu’il « fixe », c’est-à-dire qu’il n’engendre pas un travail « actif de l’esprit sur le sujet » [2]. D’autres ont au contraire rapproché le média de l’activité visuelle mentale, reconnaissant à cette dernière la capacité que possèdent l’imagination et la mémoire à organiser des séquences narratives d’abord visuelles [3]. Edgar Morin, par exemple, comparait le cinéma et la rêverie. Selon lui, cette dernière possède tout de même un caractère « plus fou et vaporeux » [4], moins concret que les vingt-quatre images par seconde de la pellicule cinématographique classique. Le terme de « rêverie », employé par Morin et par Gracq, présente un intérêt certain puisqu’il renvoie précisément à l’activité mentale consciente qui cède à des objets subjectifs et affectifs, et à des idées chimériques, sans rapport à la réalité. Le mot signifie peut-être au mieux les fictions intimes que tous se créent, qu’elles soient envisagées dissemblables ou non de cet art de l’image que demeure le cinéma.
Les exemples de rêveries en littérature existent, et il serait injuste de penser qu’ils concordent seulement avec la présence du cinéma dans la vie quotidienne. Le mot est lié aux Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, qui souhaitait y présenter les « rêveries qui (…) rempliss[aient] » ses promenades, alors qu’il « laiss[ait] [sa] tête entièrement libre » [5]. Bien des narrateurs d’œuvres littéraires, tous courants confondus, présentent des personnages qui s’abandonnent à des pensées vagues, à des rêves éveillés. Ces derniers laissent libre cours à leurs fantasmes et revivent des scènes de leur passé, permettant ainsi au lecteur de connaître des éléments antérieurs ou parallèles au récit. Néanmoins, il nous semble que dans de nombreux romans contemporains, québécois ou français, ces chimères et ces remémorations – ces rêveries — sont entrelacées de cinéma. Le cinéma excite bel et bien l’imagination, même dans la littérature.
En fait, il y a du cinéma dans la rêverie et de la rêverie par le cinéma dans l’« univers » de personnages d’œuvres contemporaines de fiction. Des références à des films et à l’art cinématographique même sont liées à des fantasmes, et les personnages vont jusqu’à s’aménager une vie de l’esprit imprégnée de ce média. Ils s’imaginent ou revoient des choses – ils se font du cinéma – par une narration qui recourt à ses rouages et à sa technique. Des œuvres jouent du caractère prétendument fixe [6] des images cinématographiques pour façonner ce que nous appellerons le « cinéma intérieur » des personnages, celui qui se donne en représentation et qui se trame dans leur tête.
Deux romans contemporains ont retenu notre attention du fait d’une présence forte et diversifiée d’un cinéma intérieur chez les personnages. Western, de Christine Montalbetti [7], met en scène le cowboy solitaire Stranger, de son vrai nom Christophe Whitefield, tout au long d’une seule et unique journée pendant laquelle il est confronté à son passé. La diégèse du roman sert de prétexte au déploiement d’une écriture qui rappelle les efforts formels du Nouveau Roman et qui s’efforce à se faire cinématographique [8]. La Maison étrangère, d’Elise Turcotte [9], est le récit lyrique du deuil amoureux de la narratrice, Elisabeth. Le contenu et la forme de ces deux romans diffèrent grandement. Western peut être considéré comme une réalisation exemplaire de la mise en œuvre d’un genre et de la technique cinématographiques, et de l’« effet-cinéma » [10] dans la littérature contemporaine de langue française, tandis que la présence cinématographique se fait plus circonspecte dans La Maison étrangère. Cela dit, au-delà de la présence ou de l’absence d’efforts formels pour impliquer le cinéma dans la littérature, les deux œuvres montrent des personnages principaux qui revisitent des moments de leur passé et qui jouent des scènes de leur présent. Stranger et Elisabeth visionnent et projettent des souvenirs sur l’écran de leur conscience, et se créent bien des séquences imaginaires.
La technique comme les références cinématographiques s’inscrivent de façon quasi constante pour soutenir les rêveries des deux personnages. Le cinéma pourrait bien être l’agent d’effets et de moyens qu’emploie la narration contemporaine afin de donner accès aux rêveries de personnages – ou, plus justement, au cinéma qu’ils se font désormais. En ce sens, nous proposons d’observer quatre éléments opérés par ce dispositif, la projection, la distanciation, le visionnement de souvenirs et le cinéma intérieur, dans le but de présenter leurs potentialités narratives et productrices de sens.
Projection
Le cinéma dans la rêverie littéraire se repère de façon explicite lorsque des fantasmes sont révélés, lorsque le personnage attribue à autrui des idées et des affects qu’il rejette plus ou moins consciemment. Nous envisageons la projection selon son sens psychologique; il ne s’agit pas tout à fait d’une projection qui serait synonyme d’une transposition d’images sur l’écran métaphorique d’une conscience, à la manière de celle de Stranger et de « l’écran intérieur de ses pensées » (W, 107), que nous verrons éventuellement. Ce sens exprime bien ce qu’Elisabeth s’invente à partir de personnages et de scènes issus de films qu’elle aurait déjà vus. La narratrice de La Maison étrangère projette vers des objets extérieurs et cinématographiques des désirs irréalisables ou illégitimes, reprenant ainsi à son compte la connotation péjorative propre au jeu illusoire du septième art et à la locution qui en est dérivée.
[1] J. Gracq, cité par J.-B. Vray, « Patrick Drevet : le cinéma et le "corps du monde" », dans Littérature et cinéma. Ecrire l’image, sous la direction de J.-B. Vray, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1999, p. 75.
[2] Ibid.
[3] Au sujet de l’organisation de la mémoire, voir notamment L. Dahan-Gaida, « Présentation », Mémoire, savoir, innovation, sous la direction de L. Dahan-Gaida, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes/Centre de recherche sur la littérature et la cognition, « Théorie-Littérature-Épistémologie », 2009, pp. 5-9.
[4] E. Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, essai d’anthropologie sociologique [1956], Paris, Minuit, « Arguments », 1978, p. 158.
[5] J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, préface de J. Grenier, Paris, Gallimard, « Folio Classique », 2006, p. 44.
[6] L’image donne-t-elle vraiment tout à voir au spectateur, tandis que l’écrit permettrait un travail autre de l’esprit ? Il nous semble que non, du moins si nous prenons en considération les façons qu’ont les œuvres contemporaines étudiées de se servir du cinéma et que nous les jugeons analogues à notre propre expérience. La fixité est d’ailleurs plus souvent associée à la photographie qu’au cinéma. A ce sujet, voir entre autres C. Chik, L’Image paradoxale. Fixité et mouvement, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Arts du spectacle–Images et sons », 2011.
[7] Chr. Montalbetti, Western, Paris, P.O.L., 2005. Dorénavant, les passages tirés de Western seront suivis du sigle W et du folio entre parenthèses.
[8] Chr. Montalbetti l’affirme sans équivoque : « Western, c’est un roman de genre, puisque ça m’amusait de jouer avec les codes du cinéma. », dans « L’Evaporation de l’oncle : vidéolecture », POL-éditeur.com. (Page consultée le 23 juillet 2014).
[9] E. Turcotte, La Maison étrangère, Montréal, Leméac, 2002. Dorénavant, les passages tirés de La Maison étrangère seront suivis du sigle ME et du folio entre parenthèses.
[10] A. Vermetten définit ainsi l’« effet-cinéma » : « Posons l’hypothèse que certains textes (…) possèdent un tropisme cinématographique. (…) [Le] lecteur doit, pour construire une représentation dotée de signification de certains segments romanesques, activer les compétences qu’il met en œuvre lors du visionnage d’un film […] ». Le pacte de communication du romancier « implique la reconnaissance de ce tropisme » (A. Vermetten, « Un tropisme cinématographique : L’esthétique filmique dans Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry », Poétique, n°144, novembre 2005, p. 494).