Projections intimes : se faire du cinéma
chez Christine Montalbetti et Elise Turcotte

- Karine Bissonnette
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Visionnement et cinéma intérieur

 

      Le cinéma que se fait la narratrice de La Maison étrangère ne se limite pas à la projection et à la distanciation. La narratrice entretient ses rêveries en visionnant à nouveau ses propres souvenirs, et en les mettant en scène éventuellement. Un moment vécu, vu et mémorisé antérieurement dans l’histoire est relaté – et « regardé » – après coup dans le récit. Le visionnement se rapproche alors de l’analepse ou du fameux flash-back cinématographique et de l’effet connu des rêveries dans la narration, lorsque la chronologie de celle-ci est rompue par une séquence qui revisite le passé d’un personnage. Le visionnement des souvenirs et ses dérivés issus du cinéma intérieur s’écartent donc des souvenirs de films; la rêverie se fait par le cinéma, c’est-à-dire en se basant sur sa technique et ses effets.
      De fait, Elisabeth revoit certains de ses souvenirs comme des suites de plans désormais immuables :

 

J’avais beau me concentrer de toutes mes forces sur une séquence ou l’autre, Jim se penchant pour m’embrasser, Jim laissant tomber sa valise par terre, Jim assis dans la cuisine, pleurant son père, il n’était plus là (ME, 156).

 

Dans ce cas, ce qu’Elisabeth se rappelle ne rompt pas tout à fait la chronologie narrative : la remémoration sert à relater des « séquences », des images d’un temps autre. Cette suite de plans que forme le souvenir de Jim, à l’instar d’autres de ses « image[s] » réellement vues ou fantasmatiques, est

 

conservée dans [la] mémoire comme un coffret de famille entouré de mystère : Jim tenant le fusil, et tirant, et les applaudissements jaillissant ensuite, et les bras de sa mère s’ouvrant pour l’accueillir avec fierté » (ME, 188).

 

La mémoire fonde alors autant un cinéma intérieur qu’elle incarne le lieu où vivent les images.
      Le visionnement de moments passés se répète à de nombreuses reprises dans Western. La narratrice du roman, qui se nomme Christine Montalbetti (W, 140), met en scène le passé du héros de cette façon et une séquence, celle de la sieste, en est exemplaire. Stranger est allongé sur son lit dans une chambre [14] d’hôtel, et des souvenirs reviennent peu à peu se jouer sur l’écran de sa conscience. Il se rappelle une séquence déjà narrée dans le récit, le déjeuner dans un ranch. Dans l’espace de la chambre, « flotte l’image fragile du ranch, comme motif peint sur une cellophane » (W, 106). Un effet qui se rapproche de la transvisualisation [15] se crée progressivement, comme si la séquence que revoit Stranger dans la chambre s’éclipsait derrière celle du ranch. Le héros reconstitue ses adieux à ses amis au ranch, puis sa pensée va « saupoudr[er] les imaginations (…) de quelques instants particulièrement visuels » (W, 107). L’un de ces instants est la « réminiscence de l’arrivée de Mary » (W, 107), que Stranger ne se contente pas de revoir. Le héros se livre à une « manipulation » de ce souvenir, qui « consiste dans [la] répétition indéfinie » de celui-ci. Il revisionne « à vitesse variable » le défilement des « photogrammes » de Mary : « ralentis où le satin langoureusement, somptueusement, vient fouetter le coton épais de la robe » ou « accélérés » aux « effets comiques et précipités qui vengent le rêveur de son désir » (W, 107-108). Stranger manipule la séquence mémorielle de façon avantageuse. Sous l’égide de la narratrice, il peaufine des scènes d’un cinéma intérieur aux dialogues et à la photographie soignés :

 

Par exemple, il s’essaye à quelques dialogues parfaitement fictifs entre Mary et lui, de part et d’autre de la table sise dans la courette, ou, mieux, imagine d’autres sorties encore que la véritable, je suppose en raccompagnant Mary jusqu’à la teinturerie plutôt que de la laisser repartir seulette, créant ainsi une bulle de temps commun, la perspective en est douce. Ils marchent côte à côte, indéfiniment, dans la rue principale, grimpant sous les auvents, longeant les façades en frôlant les murs quand il n’y a pas de terrasse couverte et qu’à peine dix centimètres de toit dépassant du plan vertical font courir un liseré plus sombre au sol, se cognent parfois l’un à l’autre dans leur précipitation à plonger dans les flaques d’ombre chaque fois qu’ils en aperçoivent. Ils s’efforcent tant qu’ils peuvent de faire tenir entiers, laissant parfois déborder une épaule, un bras, qui prend une grande éclaboussure de lumière (W, 108-109).

 

L’extrait montre bien le travail narratif particulier de Christine Montalbetti, qui précise d’une manière gaie – et non exempte de malice – les façons et les effets cinématographiques utilisés par Stranger plutôt que la chose elle-même qu’il se crée. C’est ainsi que le lecteur sait que le héros cisèle ses dialogues plutôt que le contenu de ces derniers. La narratrice le dirige [16] vers certaines images; le reste devra se « voir » dans l’imagination du lecteur, selon les compétences et les souvenirs de films qu’il sera en mesure d’activer.
      Ces souvenirs revisionnés glissent vers la réalisation fictive du désir de Stranger tandis qu’il les met en scène « dix fois, cent fois » (W, 109) et à l’instar des « deux trois versions plus folichonnes » (W, 134) de séquences de son passé, déjà relatées ou non dans le récit. Il lui arrive également d’en revisionner quelques-unes, mais sans les maquiller. Par exemple, la rêverie dans la chambre de Stranger est interrompue par l’arrivée d’une diligence, que le héros s’empresse d’observer d’une fenêtre. Il reconnaît l’une des passagères, Georgina. La vision de cette dernière active la mémoire – et le cinéma intérieur – du héros. Une scène surgit comme par effet de montage par correspondance : la Georgina sortant de la diligence fait place à la Georgina déboutonnant la chemise du héros dans une grange (W, 178-181). Des « lambeaux visuels » se « m[euvent] sur l’écran intérieur [des] pensées » de Stranger et des « photogrammes » apparaissent sur les « bons supports » de projection que sont les paupières (W, 175). La narratrice offre alors au lecteur un montage qui alterne entre une digression (portant sur les Mémoires d’une goutte d’eau, d’un certain Samuel Frère) et la remémoration d’une séquence intime entre Georgina et Stranger. Ce dernier s’y fait dépuceler, mais des détails sont gardés sous silence par la narratrice. L’ellipse faussement pudique de l’acte de dépucelage se fait par l’invitation de la narratrice au lecteur à « projeter (…) les propres souvenirs de [son] dépucelage » (W, 181). Cela rappelle d’autres adresses de ce type au lecteur. C’est ainsi que la « visite » au General Store éclairé par la « lumière naturelle (available light, en version originale) filtrée par les carreaux sales » (W, 110) que se remémore le héros comporte quelques propositions à broder à partir de lieux communs de scènes dramatiques, du duel western aux adieux maritimes :

 

Ou bien est-ce plutôt cette marine qu’il se propose de lui offrir et votre imagination vous peint-elle de nouveau le départ terrible et vous dites-vous que c’était sans doute l’animation régnant sur le port qui, tandis que mouillaient frégates, flûtes, allèges et j’en passe, avait dû leur donner confiance au moment de l’embarquement ? (W, 135).

 

      Dans les séquences du dépucelage et de la visite se remarque l’utilisation d’un vocabulaire lié au cinéma à la fois technique et métaphorique. Il annonce au lecteur le flash-back ou les images du passé, et il en structure le déroulement en sollicitant de façon explicite des effets de montages et de découpage de plans. Cela pousse le lecteur à appréhender le déroulement des rêveries tel un film; la rêverie se fait par le film. Cela se retrouve aussi quoique différemment, chez la narratrice de La Maison étrangère. En ce sens, les interpellations au lecteur de Western rappellent le cinéma, mais lui montrent également les rouages de ce qu’il s’imagine, bien souvent dirigés par une narratrice-réalisatrice. L’imagination du lecteur est empreinte de cinéma, et ce dernier n’est pas toujours le réalisateur effectif de ses pensées.

 

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[14] La chambre apparaît comme un espace récurrent où des personnages se font leur cinéma. C’est le lieu des projections intimes de Stranger et d’Elisabeth, et son étymologie (chambre venant du latin camera) semble annoncer son rôle métaphorique de salle de cinéma (intérieur). La chambre est l’espace privilégié de l’intimité, notamment sexuelle, qui demeure l’objet de fantasmes de Stranger et d’Elisabeth. C’est également l’espace de l’enfance et des souvenirs, avec lesquels peut se confondre le cinéma, par exemple chez P. Alféri, Le Cinéma des familles, Paris, P.O.L., 1999.
[15] « Disparition graduelle d’un personnage-conteur visible à l’écran, cela au profit de la mise en scène du récit qu’il narrait au départ ». Définition forgée à partir de M. Chion, La Voix au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, « Cinéma Essais », 1984, p. 137.
[16] Par ailleurs, rappelons les références explicites au cinéma western dans le roman, que le titre annonce. La narratrice met en scène et souligne le jeu qu’elle réalise avec son imaginaire du film western, un imaginaire qui a nourri le projet du roman même.