Projections intimes : se faire du cinéma
chez Christine Montalbetti et Elise Turcotte

- Karine Bissonnette
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      Elisabeth « [a] vu au cinéma un film dans lequel la reine Elizabeth se poudrait le visage et se revêtait de blanc virginal pour ses noces avec son pays : une scène très forte […] » [11] (ME, 49). A la suite de sa rupture amoureuse, elle tente de se réapproprier son corps et sa vie. Ce film, même s’il n’est « qu’un film, bien sûr » devient le moyen de « recréer [ses] propres symboles » (ME, 49-50). Les plans soignés du long-métrage et la série d’actions purificatrices d’une scène particulière, celle de l’habillement en blanc d’Elizabeth avant de devenir reine, trouvent un écho certain chez la narratrice. Ce n’est plus « qu’un film » avec la vedette hollywoodienne « Cate Blanchet [sic] » (ME, 51) après tout : est représenté l’impact d’un récit cinématographique et de la composition de ses scènes sur une existence qui se cherche. Lorsque le film sort en vidéocassette, Elisabeth le « loue » et « repass[e] plusieurs fois la scène » (ME, 49). Elle peut le réécouter à sa guise et penser ensuite à des scènes, alors que sa propre vie et ses souvenirs sont l’objet d’une réappropriation difficile dans un « monde en disparition » (ME, 50). L’usage privé que fait Elisabeth de la vidéocassette témoigne aussi d’un rapport particulier au cinéma : la possibilité de visionner chez soi, en toute intimité, ce que l’on veut d’un film [12]. Le lien avec celui-ci se fait alors plus étroit, plus privé aussi. La spectatrice est désormais libre de voir – de façonner, même – les séquences voulues.
      Elisabeth ne se prive pas de ce rapport pour alimenter ses fantasmes, qu’ils soient de pureté ou non. Au long-métrage Elizabeth : The Virgin Queen répondent ainsi des « films de second ordre » (ME, 113). La narratrice apprécie les « scènes d’amour au cinéma » (ME, 68), notamment celles des « films pornos qu’[elle] lou[e] parfois au club vidéo de [son] quartier » (ME, 113). Des scènes stéréotypées d’embrassements se poursuivent dans son imagination, et elle se sent « hypnotisée » (ME, 113) par des images de films pornos « à très petits budgets ». La narratrice aime ainsi s’imaginer les difficultés des personnages avant qu’ils ne s’étreignent, et lorsque vient son tour de se déshabiller devant un homme, elle dépasse son malaise en revoyant mentalement quelques scènes érotiques. Elle ferme les yeux pour « voir apparaître un fragment de film. L’homme et la femme sont debout l’un en face de l’autre. Ils se déshabillent […] » (ME 89). La femme « gémit sans cesse » dans le souvenir du film tandis qu’Elisabeth retourne à sa réalité en ouvrant les yeux (ME, 90). Lorsque son nouvel amant lui demande de parler de son ancien compagnon, Eisabeth a une « scène dans [sa] tête ne voul[ant] pas en sortir » : elle se « [voit] à quatre pattes sur ce plancher et lui qui [la] pénètr[e] en [la] tenant par les hanches » (ME, 113). Elle sait que « [c]e cliché » de position sexuelle fait partie d’« images empruntées » (ME, 113) issues de son « voyeurisme léger, inoffensif » (ME, 113-114) de films pornos qu’elle projette sur ces propres relations sexuelles. Parmi ces « images empruntées » se trouvent celles d’« Eva B. », sorte d’antagoniste de la reine virginale, dont la scène sadique « repass[e] » à maintes reprises dans la tête d’Elisabeth (ME, 114). Les deux figures mises en scène par le cinéma, l’une jouée par une actrice d’Hollywood, l’autre par une actrice du porno, illustrent bien la tension identitaire de la narratrice, qui est à la fois réservée et passionnée. Les images d’Elizabeth et d’Eva B., comme celles issues d’autres films plus ou moins légitimes, sont l’occasion pour Elisabeth de voir chez d’autres ce qu’elle désire, de consentir à des actions impraticables dans sa réalité et de vivre à travers elles des émotions contraintes.

 

Distanciation

 

      La Maison étrangère est le lieu d’un autre emploi du cinéma pour alimenter la rêverie qui se remarque dans d’autres romans de Turcotte. Le cinéma que se fait Elisabeth s’accompagne souvent d’une mise à distance de la réalité. Elle se coupe d’événements qu’elle est en train de vivre afin de se « voir » de l’extérieur, comme si elle passait d’une caméra subjective à une caméra objective. La conscience de la narratrice ne vagabonde pas totalement, mais se distancie, parfois pour imaginer des possibilités bien souvent dramatiques d’un moment anodin. La présence explicite du cinéma en tant que tel se fait plus discrète; ce sont des mots supposant la vue, parfois associés à des termes de séquences filmiques (« voir », « scène », etc., ME, 30), qui se révèlent importants.
      Lorsque Elisabeth entre dans sa classe, elle se sent « avalée », et « durant cette seconde, la même scène se déroul[e] immanquablement devant [s]es yeux » (ME, 30) : elle se voit « debout face à [s]es élèves lorsque, soudain, les livres gliss[ent] de [s]es bras, et lentement, comme une tour qui s’effondre étage par étage, [elle] tomb[e] par terre, évanouie » (ME, 30). Lorsque Elisabeth roule en voiture sur un pont, elle

 

vo[it], dans un mouvement de lucidité étonnant, peut-être le seul de [sa] vie, [sa] voiture franchir le parapet, voler au-dessus de l’eau quelques secondes avant de tomber comme une pierre (…). Toutes les voix attirées par [sa] chute se mettent à parler en même temps » (ME, 83).

 

      Dans les deux cas, la narratrice prend du recul face à ce qu’elle vit et à son sentiment de déréliction ou d’« indifférence » (ME, 83) tandis que son imagination se fait la caméra objective d’un effondrement esthétisé. L’action fictive est façonnée par un ralenti (une « seconde » lente devant la classe, une chute vers l’eau de « quelques secondes ») qui met en relief des détails issus d’un potentiel d’intensité dramatique tout cinématographique, à l’instar d’un effet qui permet d’organiser le chaos de la vie d’Elisabeth [13]. La distanciation opérée par la narratrice s’illustre également par des références plus explicites. Par exemple, lorsque Elisabeth et son amant écoutent le père de celle-ci, elle trouve que « [leurs] gestes sembl[ent] mécaniques, comme s[’ils] les regard[aient] du fond d’un très vieux cinéma » (ME, 166). La médiation du cinéma permet ainsi à la narratrice de devenir la spectatrice de son quotidien et de ses propres scénarios imaginaires, qui annoncent souvent les gestes qu’elle devra accomplir. Elle affronte et s’approprie alors une situation, en la fictionnalisant et en la dramatisant par l’entremise du cinéma et de sa technique.
      Bien que Western ne procède pas à une mise à distance de la réalité comme dans La Maison étrangère, Stranger s’isole éventuellement de ce qu’il est en train de vivre afin d’envisager la suite des événements. Lorsqu’il va au saloon afin de voir Georgina Littlejohn, il traverse l’espace qui le sépare d’elle comme s’il devait lutter contre une masse d’eau, ce qui est assimilé par la narration à un effet de ralenti. Georgina prononce deux mots qui semblent briser la tension lente du moment, car l’agitation du saloon reprend de plus belle. A ce moment précis,

 

l’esprit de [Stranger] anticipe l’action imminente qu’il s’apprête à accomplir, du moins dans ses premières étapes. Il voit, en trois plans fulgurants, sa sortie illico du saloon, le bond qu’il fera pour enfourcher son cheval et la manière dont au galop il franchira la limite proche de la ville » (W, 198).

 

      Au contraire d’Elisabeth, qui se distancie de ce qu’elle vit pour imaginer des dramatisations parallèles et plus intenses que sa vie, Stranger planifie la sienne. Il s’agit d’une rêverie qui deviendra réalité, mais qui use aussi de termes propres au cinéma. Stranger « voit » ses actions en « trois plans » ou arrêts sur image, qui jouent de vitesse après le ralenti. Leur montage consécutif par le héros suffit à la dramatisation. La narration fait l’économie des détails entourant ces actions; elle travaille ainsi sur le rythme et montre au lecteur la manière dont le héros imagine ses actions, qu’il fera vraiment siennes quelque temps plus tard.

 

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[11] Il s’agit de Shekhar Kapur, Elizabeth : The Virgin Queen (Elizabeth), Polygram Filmed Entertainment/Working Title Film/Channel Four Film, Royaume-Uni, 1998.
[12] La vidéocassette permet un rapport peut-être plus personnel au film. Comme cela a été rappelé lors de la journée d’étude, il est plus facile de rembobiner une scène avec un magnétoscope qu’avec un lecteur DVD. La pellicule de la vidéocassette apparaît aussi dans toute sa matérialité, au contraire des données informatiques mises en mémoire dans le disque optique numérique.
[13] Il faut noter que chez Turcotte, les références au cinéma permettent d’organiser et d’esthétiser ce qui échappe aux personnages tandis que les images de la télévision alimentent le chaos de leur vie. Dans La Maison étrangère, par exemple, Elisabeth et son amie bibliothécaire sont bouleversées par les « nouvelles visions de l’enfer » (ME, 37) de jeunes qui fusillent des élèves dans des écoles. Dans Le Bruit des choses vivantes, de nombreuses références aux actualités de la télévision se remarquent : « A la télévision, placée sur le comptoir tout près d’un grand bouquet de fleurs blanches, nous pouvons revoir les images de ce qui s’est passé dernièrement en Allemagne et en Tchécoslovaquie. Une foule se lève et décide de dire non. Calmement. Puis, en Roumanie, moins calmement » (pp. 76-77). Les images télévisuelles marquent la vie de la narratrice, en lui montrant un monde extérieur à la fois près et éloigné, vrai mais étrange, du cours de ses jours.