Les éléments descriptifs et narratifs
dans deux ekphrasis russes

(Le Christ au tombeau de Holbein –
Dostoïevski et La Madone de saint Sixte
de Raphaël – Joukovski)
- Dimitri Tokarev
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      Dans la description du rêve de Raphaël donnée par Wackenroder, l’apparition de l’image de la Madone dans la toile inachevée se manifeste comme une image acheiropoïète, un Mandylion. C’est une vera icona qui cumule les caractéristiques d’un indice (le visage de la Madone est directement imprimé sur la toile) et d’une icône (la sainte image ayant une nature mimétique se crée à partir d’une empreinte initiale et qui n’a pas encore de forme) :

 

Une nuit, comme, ainsi que cela lui était déjà arrivé, souvent, il avait en rêve fait une prière à la Vierge, sous l’effet d’une oppression violente il s’était éveillé en sursaut. Dans les ténèbres, son œil avait été attiré par un halo de lumière contre le mur, en face de son lit. En regardant plus attentivement, il avait constaté que son image de la Madone, qui, encore inachevée, était accrochée au mur, rayonnait de la lumière la plus douce et était devenue une image parfaite et réellement vivante.

 

      Emerveillé, le peintre se rendort :

 

Le lendemain matin, il s’était levé comme transformé; l’apparition était restée pour toujours gravée dans son cœur et dans ses sens, et il avait alors réussi à reproduire les traits de la Mère de Dieu comme toujours ils avaient flotté devant son âme, et il avait toujours eu un certain respect même pour les images qu’il peignait [26].

 

      Raphaël copie non pas l’image acheiropoïète qui le lendemain matin cesse d’être visible (le peintre voit à nouveau l’image inachevée de la Madone), mais bien l’image qui s’est gravée dans son âme, d’autant plus qu’il en avait déjà un pressentiment « obscur ». L’image vue coïncide ici avec l’image pressentie. Dans l’interprétation de Wackenroder, Raphaël se présente comme un artiste romantique typique qui laisse les images passer par son âme, tandis que le peintre d’icônes vise à reproduire l’image acheiropoïète d’une manière désindividualisée. En même temps, Raphaël regarde ses toiles avec « respect » comme si elles portaient en elles une empreinte directe de l’image divine, sans passer par son âme.
      Joukovski relate différemment l’histoire de la création de la Madone de saint Sixte. D’après lui, Raphaël fait le premier dessin dès qu’il voit la sainte image sur la toile. Ce dessin est le résultat d’un travail mécanique de la matérialisation de l’image, et, en tant que tel, n’est pas, pour ainsi dire, signé Raphaël. L’artiste agit ici en peintre d’icônes. Pourtant, cette méthode ne correspond pas au canon romantique, et Joukovski, sans apercevoir de contradiction, déplace tout de suite l’accent de la fixation de l’image acheiropoïète à sa reproduction par les forces de l’âme de l’artiste : « Ici l’âme du peintre a transmis à la toile, sans aucun artifice mais avec une surprenante simplicité et facilité, ce miracle qui s’est accompli dans ses profondeurs » [27]. « Elle est là » en tant qu’empreinte sur une toile et en tant qu’image intérieure coïncidant dans un acte de création inspirée. Il est clair que dans ce cas-là la copie (à la différence des copies de l’icône qui sont elles-mêmes des icônes) ne peut pas égaler l’original ; comme l’indique Joukovski, « une révélation pareille ne peut survenir à l’âme humaine qu’une seule fois » [28]. Le pauvre Müller était soit un homme irréfléchi soit un « badigeonneur mécanique sans âme », et il l’a payé de sa raison. La copie « tue » Müller non parce qu’elle est copie de l’icône mais parce qu’elle est copie d’une image intérieure que seul le visionnaire est capable de reproduire.
      Les éléments de l’image qui ne font pas partie de la vision de Raphaël sont représentés autrement : les constructions négatives cèdent la place aux constructions affirmatives, les adjectifs indéfinis disparaissent, la modalité change – le récit de l’image qui en fait détruit cette image, se transforme en une description :

 

Le vieux n’est pas ravi : il est plein d’adoration paisible et heureuse ; la beauté de sainte Barbe est charmante : la grandeur de l’événement dont elle est témoin donne à sa stature une majesté frappante ; mais la beauté de son visage est humaine parce qu’elle a une expression claire ; elle est plongée dans la méditation profonde ; elle regarde un des anges, on dirait qu’elle partage avec lui le mystère de la pensée.

 

      La Vierge est peinte pour l’âme, l’autre partie de la toile l’est pour les yeux : « On dirait que Raphaël voulait peindre pour les yeux la tâche suprême de l’âme humaine » [29]. Sixte et Barbe ne faisaient pas partie de la vision nocturne de Raphaël : à l’opposé des images de la Vierge et de l’Enfant qui échappent à la référence, les images des saints ont très probablement des référents concrets : les modèles qui posaient pour le peintre. Il est intéressant qu’une photographie de la toile, accrochée au mur dans le cabinet de travail de Dostoïevski, ne représentait que la Vierge et l’enfant en « grandeur d’exécution », sans les saints.
      Il faut noter que le postulat du caractère visionnaire de l’œuvre de Raphaël, qui puisait ses images dans les rêves, est un lieu commun du discours romantique. L’interprétation romantique de Joukovski était devenue très populaire et avait trouvé ses équivalents dans les textes d’Ivan Gontcharov et de Dostoïevski. Parallèlement, il se produit une dé-romantisation de l’histoire de la création du tableau : l’image de la Vierge commence à être liée à la fameuse Fornarine dont la sensualité a provoqué, selon une légende répandue, la mort prématurée du peintre.
      Une interprétation intéressante du tableau est faite par un philosophe du début du XXe siècle, Vassili Rozanov, qui considérait Raphaël comme le peintre suprême du monde chrétien : en évoquant plusieurs fois la Fornarine dans le récit de sa visite à la pinacothèque de Dresde, il indique que « la Madonna di San-Sisto diffère beaucoup de ses autres "madones" qui donnent la Fornarine idéalisée, la Fornarine dans son essence céleste, telle qu’elle était imaginée par Raphaël ou telle qu’elle l’attirait » [30]. Selon Rozanov, La Madone de saint Sixte Sixte a une nature iconique plus prononcée parce qu’elle est peinte, à la différence d’autres « madones », pour une église. Pourtant, Rozanov n’a vu dans le visage de la Vierge de Dresde ni grandeur, ni beauté céleste, ni « divinité ». Il ne se souvient pas du mythe de Wackenroder ; par contre, il souligne que La Madone de saint Sixte est un tableau et non pas un « événement » [31]. A l’opposé de Joukovski qui analysait cette image dans le contexte du modèle non mimétique de représentation, Rozanov est resté partisan du modèle mimétique qui lui permet, au bout du compte, de donner une description ekphrastique détaillée du tableau de Raphaël.

 

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[26] W. H. Wackenroder, Les Epanchements d’un moine ami des arts, Paris, J. Corti, 2009, p. 30.
[27] V. Joukovski, Estetica i kritika, Op. cit., p. 308.
[28] Ibid.
[29] Ibid. p. 311
[30] V. Rozanov, Sredi hudojnikov (Parmi les artistes), Moscou, Respublika, 1994, p. 128.
[31] Ibid. p. 127