Les éléments descriptifs et narratifs
dans deux ekphrasis russes

(Le Christ au tombeau de Holbein –
Dostoïevski et La Madone de saint Sixte
de Raphaël – Joukovski)
- Dimitri Tokarev
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Fig. 2. A. Dürer, Saint-Jérôme dans sa cellule, 1514

Fig. 3. A. van Ostade, L’artiste dans son atelier, 1663

      Dans ce contexte, je voudrais rappeler la distinction faite par Heinrich Wölfflin entre images linéaires et picturales. Si la présentation linéaire véhicule une image tactile, la présentation picturale transmet une image visuelle : la première « nous donne les choses telles qu’elles sont », la seconde « telles qu’elles paraissent » [6]. Il s’en suit que l’image visuelle n’est pas identique à l’objet représenté, tandis que l’image tactile, par contre, transmet la « certitude plastiquement éprouvée » de l’objet [7]. La distance entre l’image visuelle et l’objet de la représentation se manifeste en tant que condition de la narration comme récit de l’image ; l’image tactile, identique à l’objet, présuppose non pas la narration mais plutôt la description qui aspire à la fixation la plus exacte possible de l’image.
      Wölfflin pensait que la peinture occidentale qui était linéaire au XVIe siècle s’était mise à tendre vers le pictural. De là, le style pictural représentant les objets tels qu’ils sont vus par l’œil renforce l’aspect narratif et non pas descriptif de l’ekphrasis. Comparons, avec Wölfflin, une gravure de Dürer Saint Jérôme dans sa cellule (fig. 2) en tant qu’exemple d’une représentation linéaire de l’intérieur, avec une eau-forte faite du tableau de van Ostade L’artiste dans son atelier (fig. 3). Selon le critique,

 

un seul et même motif : une chambre fermée où le jour arrive par le côté ; et toutefois l’effet produit diffère à l’extrême. Chez Dürer, tout est limité, les surfaces sont palpables, les objets distincts ; chez van Ostade, tout est mouvement et métamorphose, c’est la lumière qui parle, et non la forme plastique ; on est dans une sorte de crépuscule d’où émergent clairement quelques objets isolés. Chez Dürer, au contraire, les objets sont la chose principale, et la lumière est comme surajoutée. Ce qu’il recherchait en premier lieu, c’est-à-dire à rendre sensibles au toucher les objets et leurs limites, van Ostade l’évite avec soin ; chez lui, les bords restent imprécis, les surfaces se dérobent, et la lumière coule librement comme un fleuve qui aurait brisé ses digues. Si la matérialité des objets est encore perceptible, elle est cependant en voie de dissolution, et l’action qu’elle exerce sur nous est presque surnaturelle. L’homme est à son chevalet, il tourne le dos au coin sombre du premier plan ; ces deux éléments sont suffisamment distincts, mais la masse sombre d’une des formes, s’unissant à la masse sombre de l’autre, engendre, avec les flaques de lumière qui sont entre eux, un mouvement amplement ramifié qui règne sur toute la surface du tableau comme une puissance autonome. (…) A la fixité s’est substitué un continuel mouvement organique. L’arrière-plan, à gauche, qui est occupé chez Dürer par un pilier inerte, vit au contraire, chez van Ostade, assez étrangement : on devine une espèce de plafond, un escalier en colimaçon qui, s’il ne menace pas de ruine, est cependant bien compliqué de forme, des angles pleins de débris sans ordre abandonnés là mystérieusement, bref, de quoi composer un modèle d’arrangement « pittoresque ». Et la lumière crépusculaire de cette chambre représente en soi un motif pittoresque parfait [8].

 

      Wölfflin renonce en fait à décrire le tableau de van Ostade : c’est pour cela qu’il recourt d’une manière intense aux constructions avec négation. Si la gravure de Dürer peut être l’objet d’une ekphrasis, le tableau de van Ostade « résiste » à cette approche trop directe : le mouvement du regard de l’observateur est déterminé dans l’ensemble par la perspective linéaire mais en même temps ce regard « hésite » constamment devant les « coins sombres » du tableau. De ce fait, le mouvement linéaire se transforme en un mouvement plutôt chaotique quand le regard « saute » d’un objet à l’autre en détruisant la succession de la perception des plans. Genette parle des pauses descriptives chez Balzac en tant qu’arrêts de la narration [9] ; les « coins sombres » de l’image créent par contre des pauses narratives provoquant l’arrêt de la description.
      Si on admet que le mouvement linéaire trouve son équivalent verbal dans la description ekphrastique, alors au mouvement non linéaire correspond ce que l’on pourrait appeler une représentation ekphrastique narrative. La description sous-entend le passage successif de l’un à l’autre ; la narration se caractérise par des violations de la chronologie, telles que l’analepse, la prolepse et l’ellipse.

 

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[6] H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, le problème de l’évolution du style dans l’art moderne, Paris, Plon et Nourrit, 1952, p. 28.
[7] Ibid.
[8] Ibid. pp. 55-58
[9] « …le roman balzacien (…) a fixé un canon descriptif (d’ailleurs plus conforme au modèle de l’ekphrasis épique) typiquement extra-temporel, où le narrateur, abandonnant le cours de l’histoire (…) se charge, en son propre nom et pour la seule information de son lecteur, de décrire un spectacle qu’à proprement parler, en ce point de l’histoire, personne ne regarde » (G. Genette, « Discours du récit », Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 134). Genette souligne que chez Proust la description « se résorbe en narration, et que le second type canonique de mouvement – celui de la pause descriptive – n’y existe pas, pour cette évidente raison que la description y est tout sauf une pause du récit » (Ibid., p. 138).