Les éléments descriptifs et narratifs
dans deux ekphrasis russes

(Le Christ au tombeau de Holbein –
Dostoïvski et La Madone de saint Sixte
de Raphaël – Joukovski)
- Dimitri Tokarev
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Fig. 5. H. Holbein, Le Christ au tombeau, 1521 (détail)

      On peut trouver un bel exemple de cet écart entre l’image et sa description dans l’ekphrasis classique de la toile de Hans Holbein Le Christ au tombeau (fig. 5) faite dans L’Idiot de Dostoïevski. Hippolyte décrit la toile de la façon suivante :

 

Ce tableau représente le Christ au moment où il vient d’être détaché de la croix. A ce qu’il me semble, les peintres qui font des crucifixions et des descentes de croix ont coutume de donner au Christ un visage extraordinairement beau ; ils cherchent à lui conserver cette beauté au milieu même des plus cruels supplices. Dans le tableau de Rogojine rien de pareil ; ici on a réellement sous les yeux le cadavre d’un homme qui a infiniment souffert avant même d’être crucifié, qui a été battu par les gardes, battu par le peuple, quand il portait sa croix et succombait sous ce fardeau, enfin qui a enduré pendant six heures (tel est du moins mon calcul) l’affreux supplice de la crucifixion. A la vérité, le visage est celui d’un homme qui vient d’être descendu de la croix, c’est-à-dire que, loin d’être roidi, il garde beaucoup de vie et de chaleur ; l’expression est douloureuse, comme si le défunt sentait encore la souffrance (cela a été très bien saisi par l’artiste) ; en revanche, le visage est peint avec un réalisme impitoyable ; il n’y a ici que la nature, et c’est bien ainsi que doit être le cadavre d’un homme quelconque, après de tels tourments. Je sais que, suivant la croyance adoptée par l&rsquo ;Eglise dès les premiers siècles du christianisme, le Christ a souffert non pas de manière figurée mais en réalité, et que, par conséquent, son corps sur la croix a été pleinement soumis à la loi de la nature. Le visage représenté sur le tableau est enflé et couvert de plaies saignantes ; les yeux dilatés brillent d’un éclat vitreux [13].

 

      En réalité, l’artiste a représenté le Christ après le Calvaire et la mise en tombeau mais le narrateur parle étrangement du visage chaud et vivant du Sauveur qui vient d’être descendu de la croix. Deuxièmement, dans la description il s’agit des yeux tandis que l’on n’en voit qu’un seul sur le tableau ; troisièmement, se sont les lèvres du Christ qui sont gonflées mais non pas son visage, dont les traits sont accentués et les joues creusées.
      Comment s’explique cette imprécision ? Quant au pluriel du mot « œil », on peut l’expliquer par la répétition d’une même forme grammaticale : tous les substantifs du texte original sont au pluriel (coups, bleus, yeux, prunelles, blancs de l’œil). De plus, Tatyana Kasatkina [14] a remarqué que Dostoïevski lors de sa visite au musée de Bâle s’était mis sur une chaise pour mieux voir la toile qui était alors accrochée au-dessus de trois autres tableaux. Les autres visiteurs (y compris la femme de l’écrivain) voyaient l’image d’en bas, selon un autre raccourci. C’est par en bas qu’Hippolyte voit le tableau car chez Rogojine sa copie est accrochée au-dessus de la porte. Une telle combinaison de raccourcis quand l’image est observée de deux points différents prend au niveau narratif la forme d’un dédoublement de l’observateur : le premier – l’auteur réel Fédor Dostoïevski – voit l’image dans la position la plus commode, le second – l’auteur explicite Hippolyte Térentiev – l’observe d’en bas. De plus, Hippolyte voit non pas l’original mais une copie. Il est significatif que la femme de Dostoïevski – qui avait vu le tableau suivant le même raccourci qu’Hippolyte – donne dans son journal une description plus exacte que celle d’Hippolyte. Nous avons une situation paradoxale : le raccourci d’en bas permet à l’observateur (la femme de l’écrivain) de fixer l’image assez exactement mais dans la narration ce même raccourci se manifeste comme pas tout à fait adéquat. Mais c’est bien ce raccourci que choisit l’écrivain qui avait vu la toile, je le rappelle, selon le raccourci direct. La problématique perceptive se trouve strictement liée à celle de la narration. A mon avis, la délégation du droit de décrire l’image, qui passe de l’auteur réel à l’auteur explicite, ne peut pas ne pas influencer cette description même [15].
      Ou encore : Holbein, on le sait, a peint son Christ à partir d’un noyé repêché dans le Rhin. Ainsi, le Christ est une imitation très exacte du noyé réel. On comprend en même temps qu’est peint non pas le noyé mais bien le Christ ; l’image, qui est en principe une imitation de la réalité (d’autant plus que chez Holbein l’image est linéaire), n’est pourtant ni cette réalité même ni sa copie. L’ekphrasis, qui veut donner une représentation verbale de l’image, se présente dans cette perspective comme la représentation au second degré et, par conséquent, peut provoquer une déformation encore plus substantielle.
      Le phénomène de cette toile n’a rien à voir avec le vecteur du regard, comme le pense Kasatkina qui affirme que Dostoïevski aurait pu voir de sa chaise le Christ ressuscitant, sortant de sa tombe ; il est peu probable que Holbein ait voulu que celui qui regarde d’en bas, voie le Christ mort, et celui qui regarde bien en face, voie le Christ ressuscitant. La particularité du tableau vient du fait que le peintre a extrêmement accentué le problème de la référence quand l’image se manifeste et comme un « portrait » et comme une icône. Dostoïevski ayant vu la toile a tout de suite déclaré que Holbein était un artiste excellent et un poète. Un artiste excellent parce qu’il a pu montrer l’horreur de la mort, et un poète parce qu’il a pu conférer à cette image atroce l’idée de la Résurrection, et cela non pas grâce à une représentation visuelle de cette idée (comme l’affirme Kasatkina) mais paradoxalement grâce au refus de cette représentation même : l’invisible, le caché ne doit pas se manifester en le visible qui le déforme ; par contre, l’invisible se montre dans son absence même, dans un hiatus, dans un « coin sombre » (comme chez van Ostade).

 

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[13] F. Dostoïevski, L’Idiot, Paris, Plon, 1887, t. 2, pp. 124-125.
[14] T. Kasatkina, « Posle znakomstva s podlinnikom. Kartina Hansa Holbeina “Khristos” v mogile » v strukture romana Dostoevskogo “Idiot” », dans Novyj mir, 2006, n°2, p. 48. La traduction anglaise : After Seeing the Original. Hans Holbein the Younger’s Body of the Dead Christ in the Tomb in the Structure of Dostoevsky’s Idiot, dans Russian Studies in Literature, Vol. 47, n°3, Summer 2011, pp. 73-97.
[15] Il ne faut pas oublier bien sûr des particularités personnelles de la vue et le fait que la mémoire peut être défaillante.