Les éléments descriptifs et narratifs
dans deux ekphrasis russes

(Le Christ au tombeau de Holbein –
Dostoïevski et La Madone de saint Sixte
de Raphaël – Joukovski)
- Dimitri Tokarev
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Fig. 6. Th. Géricault, Le derby d’Epsom, 1821

Fig. 7. G. Severini, Il Ciclista, 1956

Fig. 8. W. Kandinsky, Cossacks, 1910-1911

      Merleau-Ponty demande, après Rodin, pourquoi « le cheval photographié à l’instant où il ne touche pas le sol, en plein mouvement donc, ses jambes presque repliées sous lui, a-t-il l’air de sauter sur place ? Et pourquoi par contre les chevaux de Géricault courent-ils sur la toile [16] (fig. 6), dans une posture pourtant qu’aucun cheval au galop n’a jamais prise ? ». C’est que, explique le philosophe, « la photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt, elle détruit le dépassement, l’empiétement, la "métamorphose" du temps, que la peinture rend visibles au contraire, parce que les chevaux ont en eux le "quitter ici, aller là", parce qu’ils ont un pied dans chaque instant. La peinture ne cherche pas le dehors du mouvement, mas ses chiffres secrets » [17].
      Il est significatif que la représentation exacte du cheval en mouvement ne devient possible que si le cheval est soumis à une déformation visuelle – la position de ses jambes ne correspond pas à celle qui est caractéristique du cheval réel. D’un côté, le cheval chez Géricault est identifié comme un cheval (et dans ce sens il est l’imitation d’un cheval réel) mais de l’autre côté il est représenté en mouvement et de manière déformée.
      Il s’en suit un paradoxe intéressant : l’observateur, qui regarde la photographie d’un cheval réel courant, a plutôt l’impression que le cheval saute, ce qui peut lui suggérer l’idée que la photographie a fixé un cheval sautant. Ainsi, la photographie, qui est en principe le double mimétique de la réalité, provoque une fausse impression du référent. Par contre, la représentation picturale du cheval courant, où le signe visuel déforme le dénotat, en donne paradoxalement la représentation vraie : le cheval court réellement.
      Si les chevaux sur le tableau de Géricault peuvent quand même être l’objet d’une description, le cycliste représenté sur un tapis fabriqué depuis une lithographie de Gino Severini (fig. 7) se dissout pour ainsi dire dans le scintillement des points de couleur : ici est représenté non plus un vélo en mouvement mais le mouvement même. Le vélo et le cycliste, réduits à une combinaison de figures géométriques, ne sont qu’une forme de représentation du mouvement. Une dissolution encore plus spectaculaire se produit dans une toile de Wassily Kandinsky : Détail pour composition IV (fig. 8) connue également sous le nom des Cosaques. Les cosaques, presque entièrement dématérialisés, sont représentés à l’aide de lignes et de couleurs, et la composition est construite en sorte que le code classique de la profondeur est détruit. Peut-on donner une description ekphrastique d’un tableau pareil ? A mon sens, il ne peut s’agir ici que d’une représentation ekphrastique basée non pas sur la mimésis mais sur la diégèse.
      Dans ce contexte, je voudrais citer quelques lignes d’un poème célèbre du poète avant-gardiste russe Nikolaï Zabolotski Mouvement (1927 ; je traduis mot à mot) : « Le cocher est assis comme sur un trône, / sa cuirasse est faite d’ouate, / et sa barbe, comme sur une icône, est couchée, et la monnaie y sonne. / Le pauvre cheval agite des bras, / parfois il s’étire comme une lotte, / parfois huit jambes étincellent de nouveau / dans son ventre brillant » [18].
      Les images du poème sont extrêmement pittoresques ; elles trouvent une de leurs sources possibles dans l’illustration faite par le futuriste David Bourliouk pour le recueil Le Vivier aux juges II (1913) : cette illustration montre un cheval à six pattes, et les lignes grasses tracées devant et derrière le cheval ouvrent en quelque sorte les contours de son corps et servent à représenter graphiquement le mouvement.
      Dans son texte, Zabolotski soumet à la déformation et le référent (cheval réel) et sa représentation visuelle chez Bourliouk : en étirant le cheval (comme chez Géricault) et en le dotant de huit jambes et de bras, il traduit le mouvement par des moyens verbaux mais garde en même temps le fondement visuel de cette image.

 

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[16] Il s’agit du Derby d’Epsom (1821, Musée du Louvre).
[17] M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Op. cit., pp. 80-81.
[18] N. Zabolotski, Stolbtzy i poemy (Colonnes et poèmes), Moscou, Khoudojestvennaia literatura, 1989, p. 25.