L’image intradiégétique
dans le récit fantastique

- Serge Zenkine
_______________________________

pages 1 2 3 4
ouvrir cet article au format pdf
résumé
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

      Dans son Discours du récit (1972), Gérard Genette a proposé d’appeler intradiégétique un récit encadré, dont l’acte de narration fait partie des événements d’un autre récit encadrant [1]. Quelques années plus tard, Mieke Bal a observé que dans certains cas le récit intradiégétique peut être non seulement un événement de l’histoire qui l’encadre, mais un élément de la structure actantielle de celle-ci, une sorte de « personnage » : ainsi les contes de Schéhérazade seraient des actants de sa propre histoire, qui empêchent indéfiniment l’exécution de la narratrice, comme si un autre personnage s’y opposait [2].
      La précision de Mieke Bal est importante pour notre propos, où il ne sera pas question de récits mais d’images intradiégétiques. D’ordinaire la narratologie a peu à faire avec les images situées à l’intérieur des textes narratifs : qu’elles soient présentées visuellement (illustrations) ou représentées à travers une description verbale (portraits de personnages, paysages, ekphrasis, etc.), elles constituent des éléments non narratifs du texte, des « arrêts sur image » où le récit cesse de progresser – à moins qu’elles n’interviennent dans l’intrigue. Or, c’est précisément ce qu’elles font dans certains textes qui mettent en scène des images produites et/ou perçues par les personnages et efficaces, de même que les récits intradiégétiques, énoncés et entendus par les personnages du récit encadrant, peuvent modifier le comportement des personnages et l’action de ce récit. Structurellement, ces images sont quelque chose de plus que des décors ou des tableaux symboliques destinés à être déchiffrés par le lecteur/spectateur ; elles deviennent des actants narratifs à part entière.
      Parmi les textes de cette sorte, quelques récits fantastiques (un genre apparu en Europe aux XVIIIe-XIXe siècles) peuvent être considérés comme particulièrement révélateurs [3]. Ils problématisent la différence de nature entre le récit et l’image, entre le symbolique et l’iconique, en subvertissant la hiérarchie de ces catégories. L’image visuelle, normalement dotée d’une plénitude positive [4], ne se subordonne plus au récit discontinu, fait de négations et de substitutions. Elle n’est plus tenue à distance en tant qu’élément d’un niveau inférieur, comme c’est le cas d’un récit intradiégétique ordinaire : elle fait irruption dans l’ordre narratif, en revêtant du coup la négativité de celui-ci et tout en gardant sa propre hétérogénéité par rapport à lui. L’effet troublant d’images néfastes, terrifiantes et menaçantes, qui se produit si souvent dans les récits fantastiques, tient profondément à cette incompatibilité esthétique, au télescopage des deux niveaux de représentation.
      En narratologie, les télescopages des niveaux diégétiques, où l’intrigue du récit encadré empiète sur celle du récit encadrant ou inversement, sont nommés des métalepses [5] et, chez les écrivains modernes, c’est un procédé courant de paradoxe et de fantastique, comme dans une nouvelle de Cortázar où le lecteur d’un roman devient la victime du meurtrier, l’un des personnages de celui-ci. Mais alors le glissement métaleptique se fait d’un récit à l’autre, profitant de leur homogénéité. Par contre, il n’y a pas de commune mesure entre les images intradiégétiques et les récits où elles prennent place, c’est pourquoi leur interpénétration – qui est elle aussi une sorte de métalepse, une figure du texte – prend des formes particulièrement spectaculaires (image oblige !) et conflictuelles [6].
      Dans ce qui suit, nous allons dégager quelques aspects de ce « comportement anormal » des images intradiégétiques dans le récit. On examinera comme exemples cinq textes des écrivains romantiques, pour la plupart français ; le corpus est certes très restreint mais représentatif ; d’autres œuvres littéraires pourraient confirmer nos hypothèses.
      Le premier aspect est l’encadrement de l’image. On le sait, un thème récurrent du fantastique romantique est celui d’une figure représentée qui se met à bouger et à se mêler des affaires des vivants. Historiquement, il apparaît bien avant le romantisme : on trouve dans l’hagiographie médiévale des légendes de vierges peintes ou sculptées qui s’animent, et le motif de la statue quittant son socle remonte au mythe de Pygmalion et Galatée. Ce qui caractérise spécifiquement les récits fantastiques modernes, c’est l’accent qu’ils mettent sur le cadre qui entoure l’image intradiégétique, qui la sépare de l’espace « réel » (c’est-à-dire relevant du niveau diégétique principal), qui prépare et diffère le contact avec elle.
      Les substances et les formes des cadres sont variables. Ce peut être un cadre au sens propre du mot : par exemple celui d’un tableau acheté d’occasion au début du Portrait de Nikolaï Gogol (Portret, 1842), qui est mentionné dès la première description de l’objet – « un tableau dont l’énorme cadre, jadis magnifique, ne laissait plus apercevoir que des lambeaux de dorure » [7] – et dans lequel le nouveau propriétaire, le peintre Tchartkov, découvre un prodigieux trésor de pièces d’or, comme si le vieil usurier représenté sur le portrait y avait déposéces pièces du dedans. Ce peut être un piédestal, jouant en sculpture le même rôle de frontière sémiotique entre « l’art » et « la vie » que le cadre joue en peinture [8]. Ainsi le narrateur de La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée (1837) fait preuve d’une certaine bravoure quand il franchit cette frontière en grimpant irrespectueusement sur le socle d’une statue de déesse antique : « Je m’accrochai sans trop de façon au cou de la Vénus, avec laquelle je commençais à me familiariser » [9]. Ce peut être le lieu et l’ambiance où se trouve l’image intradiégétique : dans Omphale de Théophile Gautier (1834), la tapisserie mythologique qui va plus tard s’animer est introduite par une description détaillée d’un vieux pavillon démodé dont elle sert d’ornement ; avec cette description, l’auteur obtient un premier effet de dépaysement. Ce peut être le temps que le héros – et le lecteur avec lui – met à aborder l’image : le narrateur du Portrait ovale d’Edgar Allan Poe (The Oval Portrait, 1842) demeure longtemps devant un tableau sans l’apercevoir et, l’ayant entrevu, referme encore les yeux pour « gagner du temps », différer la confrontation directe avec l’image :

 

Je lus longtemps, – longtemps ; – je contemplai religieusement, dévotement ; les heures s’envolèrent, rapides et glorieuses. (...) Je jetai sur la peinture un coup d’œil rapide, et je fermai les yeux. (...) C’était un mouvement involontaire pour gagner du temps et pour penser, – pour m’assurer que ma vue ne m’avait pas trompé, – pour calmer et préparer mon esprit à une contemplation plus froide et plus sûre [10].

 

>suite

[1] Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 238.
[2] Voir M. Bal, Narratologie, Paris, Klincksieck, 1977, p. 62.
[3] Notre aperçu théorique n’a pas besoin d’une définition stricte du fantastique : comme on le verra plus loin, les structures et les processus dégagés dans les récits fantastiques se retrouvent, avec certaines modifications, en d’autres œuvres sans motifs surnaturels, de sorte que les textes fantastiques n’en constituent qu’un cas particulier. On remarquera toutefois que la théorie du fantastique en littérature, après avoir pendant longtemps défini son objet par des effets d’énonciation ambiguë (un modèle de cette conception est présenté dans Tz. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970), tend aujourd’hui à prendre en compte les effets de « monstration » directe des phénomènes irréels (voir par exemple Ch. Grivel, Fantastique-fiction, Paris, PUF, 1992) : elle semble évoluer du fantastique-texte vers le fantastique-image.
[4] « L’image physique (...) ignore l’énoncé négatif. Un non arbre, une non-venue, une absence peuvent se dire, non se montrer. Un interdit, une possibilité, un programme ou un projet – tout ce qui nie ou dépasse le réel effectif – ne passent pas à l’image. Une figuration est par définition pleine et positive » (R. Debray, Vie et mort de l’image, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1992, p. 446).
[5] Voir G. Genette, Figures III, Op. cit., p. 241 et suivantes, et du même auteur, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004.
[6] La métalepse peut avoir lieu non seulement dans les récits verbaux mais également dans les œuvres visuelles, par exemple chez Magritte ou Escher (voir certains articles du recueil Métalepses : Entorses au pacte de la représentation, sous la direction de John Pier et Jean-Marie Schaeffer, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.) Avec les images intradiégétiques fantastiques, il se produit une métalepse mixte, visio-verbale.
[7] N. Gogol, Nouvelles, traduites du russe par Henri Mongault, Paris, Gallimard, s.a., p. 50.
[8] Sur les fonctions sémiotiques du cadre voir les travaux de l’école sémiotique de Tartu, en particulier B. Uspenski, A Poetics of Composition : The Structure of the Artistic Text and Typology of a Compositional Form [traduit du russe], Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 1983.
[9] P. Mérimée, Romans et nouvelles, t. II, Paris, Classiques Garnier, 1967, p. 99.
[10] E. A. Poe, Œuvres complètes, traduites par Charles Baudelaire, Paris, Gibert Jeune, s.a., pp. 275-276.