L’image intradiégétique
dans le récit fantastique

- Serge Zenkine
_______________________________

pages 1 2 3 4

      Le « cadre » temporel, dans cette nouvelle, est doublé par un cadre spatial, formé d’autres images peintes, qui entourent le « portrait ovale » et dont les cadres matériels sont eux aussi bien évoqués :

 

Les murs étaient tendus de tapisseries et décorés de nombreux trophées héraldiques de toute forme, ainsi que d’une quantité vraiment prodigieuse de peintures modernes, pleines de style, dans de riches cadres d’or d’un goût arabesque [11].

 

            

L’image bordée d’ornements et/ou d’autres images-reflets rappelle l’effet fascinant de la glace de Venise, très prisée par les romantiques, notamment par Gautier, qui l’évoque parmi les meubles du pavillon d’Omphale (« Une guirlande de roses pompon circulait coquettement autour d’une glace de Venise ») [12] et en d’autres textes, tel Onuphrius (1832) dont le héros voit dans cette glace un diable [13]. D’une manière générale, la fascination ou l’état second où se trouve le personnage au rendez-vous avec une image fantastique peuvent eux-mêmes servir de « cadres » à celle-ci : tel le sommeil de Tchartkov chez Gogol (ou, plus précisément, une série de songes imbriqués l’un dans l’autre, qui forment autant de « cadres » pour l’apparition inquiétante de l’usurier du portrait), telle la fièvre du narrateur de Poe, souffrant d’une blessure.
      Le statut narratif des cadres varie comme leur substance et leur forme : certains d’entre eux (ceux des tableaux « réels ») sont dénotés et font partie du monde fictionnel des personnages, tandis que d’autres (le laps de temps qui précède l’apparition de l’image) sont réalisés au niveau de l’énonciation et ressentis immédiatement par le lecteur. Mais ils ont la même fonction : marquer la séparation entre la figure et le fond, entre l’imaginaire et le symbolique ; cette séparation doit être fermement posée d’abord pour être transgressée par la suite, lorsque l’image se met à bouger. Souvent formés d’autres images (ainsi l’un des « cadres » du portrait gogolien est une misérable boutique d’art où Tchartkov déterre cette œuvre dans un amoncellement de mauvaises peintures), ils s’apparentent moins à ceux de la peinture d’aujourd’hui – de simples baguettes n’attirant pas l’attention – qu’aux cadres classiques, massifs et richement ornés : traçant des frontières entre « l’art » et « la vie », ils penchent eux-mêmes du côté de « l’art ».
      Un cas particulièrement complexe d’encadrement – ou plutôt de trans-cadrement, de double contextualisation de l’image intradiégétique fantastique – est le conte de Gautier Arria Marcella (1852). Il nous présente d’abord l’image « physique » d’une femme pompéienne : une empreinte de son corps conservée dans la lave volcanique après l’éruption fatale du Vésuve ; le héros du conte, un jeune Français nommé Octavien, la visite dans un musée de Naples moderne (premier cadre institutionnel). La nuit d’après, se retrouvant en songe (deuxième cadre onirique) dans Pompéi ressuscitée, Octavien traverse toute la ville antique, en observant sa vie quotidienne, les usages polis de ses habitants, ses spectacles théâtraux (troisième cadre culturel), avant de parvenir à la belle Arria Marcella qui lui semble vivante mais qui est « en réalité » un simulacre magique. Toute la civilisation antique revit pour préparer et encadrer l’épiphanie d’un corps désirable, d’une image intradiégétique (fantasmatique) ; et toute l’aventure d’Octavien se lit comme un cheminement d’une image à l’autre, à travers des cadres consécutifs (des péripéties narratives) qui les renferment.
      Le second aspect fonctionnel de l’image intradiégétique fantastique, c’est son ambivalence. Le plus souvent, les récits la motivent par le fait que l’image représente une personne morte, d’une apparence séduisante mais faisant horreur comme un cadavre. En ce sens, les histoires d’images fascinantes et terrifiantes s’inscriraient dans la tradition des mariages mythologiques avec des êtres de l’autre monde, une tradition que les romantiques ont souvent imitée dans leurs œuvres. Rien ne distinguerait alors Arria Marcella de Gautier où l’aventure amoureuse du héros est amorcée par sa rencontre avec le moulage d’un corps féminin, du Pied de momie (1841) du même auteur, où une aventure semblable a pour début l’acquisition d’un pied de momie féminine. Cependant, un moulage du corps est une image, et une partie du corps n’en est pas une : c’est la différence entre l’icône et le fétiche. Il s’agit donc de savoir en quoi consiste l’ambivalence spécifique de l’image.
      L’altérité ontologique du mort-vivant est systématiquement doublée, dans les récits fantastiques, par une altérité culturelle. Quelquefois il s’agit d’une différence de religion : ainsi la Vénus d’Ille, chez Mérimée, est une idole païenne, hostile à la civilisation chrétienne ; elle fait peur aux paysans et dépasse les stéréotypes allégoriques et mythologiques auxquels tente de la réduire un antiquaire borné. De même Arria Marcella, chez Gautier, est une païenne et le farouche chrétien Arrius Diomèdes, son père, la dénonce comme une « larve » [14], un esprit malfaisant sous l’apparence humaine. Plus souvent, l’altérité de l’image tient à l’art qui l’a produite : en imitant le seul aspect visuel d’une personne, il écarte son côté moral, d’où l’effet récurrent d’ambiguïté, contrastant avec la perfection esthétique de l’œuvre et la méchanceté du personnage qu’elle représente. Mérimée le dit à propos de la statue de Vénus, et d’après sa description on comprend mieux le mécanisme structurel de cet effet :

 

Ce n’était point cette beauté calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient à tous les traits une majestueuse immobilité. Ici, au contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de l’artiste de rendre la malice arrivant jusqu’à la méchanceté. Tous les traits étaient contractés légèrement: les yeux un peu obliques, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu gonflées. Dédain, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette admirable statue, et plus on éprouvait le sentiment pénible qu’une si merveilleuse beauté pût s’allier à l’absence de toute sensibilité [15].

 

      Avec son œil de connaisseur, le narrateur de Mérimée détecte une anomalie de l’image sculptée : cette image n’est pas assez fixe, au lieu d’une « majestueuse immobilité » classique elle affiche une grimace passionnée, qui est déjà une menace. Tout se passe comme si la mobilité de l’image la rendait maléfique. Chez Gogol, le portrait d’usurier présente lui aussi une anomalie : des yeux fascinants, dont le regard semble sortir puissamment de la toile. Dès la première scène du récit, ces yeux font reculer de peur une femme du peuple (« Il regarde, il regarde ! ») [16], et ils déconcertent Tchartkov quand, après avoir rapporté le portrait chez lui, il se met à examiner son acquisition :

 

Dans le cas présent, il ne s’agissait point d’un tour d’adresse, mais d’un phénomène étrange et qui nuisait même à l’harmonie du tableau : le peintre semblait avoir encastré dans sa toile des yeux arrachés à un être humain. Au lieu de la noble jouissance qui exalte l’âme à la vue d’une belle œuvre d’art, si repoussant qu’en soit le sujet, on éprouvait devant celle-ci une pénible impression [17].

 

>suite
retour<
[11] Ibid., p. 275. Le tableau principal, le « portrait ovale », est bien encadré lui aussi : « Le cadre était ovale, magnifiquement doré et guilloché dans le goût moresque » (Ibid., p. 276).
[12] Th. Gautier, Romans, contes et nouvelles, t. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 200. L’ornement de roses est un cadre supplémentaire qui double l’aura lumineuse produite par les facettes latérales de la glace.
[13] Voir Ibid., pp. 58-59.
[14] Ibid., t. 2, p. 311.
[15] P. Mérimée, Romans et nouvelles, Op. cit., t. II, p. 97.
[16] N. Gogol, Nouvelles, Op. cit., p. 51.
[17] Ibid.,p. 56.