Abarat de Clive Barker :
de la fantasy enluminée au Grand Œuvre

- Myriam Tsimbidy
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Fig. 14. Cl. Barker, Abarat, Paris, 2002, t. I, pp. 44-45

      Les personnages ne sont pas ce qu’ils ont l’air d’être : Malingo est un peureux qui a la trempe d’un héros ; Gangrène est un méchant et même picturalement un écorché vif, qui souffre de ne pas avoir été aimé ; Pixler, qui n’a rien « d’un tendre », arbore le visage éternellement souriant du Commexo Kid (une effigie de propagande) [49]. Les tarrie-chats, qui ressemblent « à un chœur de damnés [50] », sont en fait des alliés [51]. Candy est une adolescente américaine fragile et solitaire mais aussi la princesse Boa aux puissants pouvoirs, quant à Léthéo, garçon-serpent, il se partage entre deux camps : c’est un fidèle de Gangrène et un ami de Candy. Ces caractères révèlent la perméabilité des catégorisations manichéennes et donc sur le plan narratif permettent tous les rebondissements. Les potentialités de ce récit encore inachevé restent ainsi extraordinairement ouvertes, tout en s’orientant vers cet inéluctable affrontement épique des forces du mal et du bien.
       L’ambigüité des formes et des personnages génère un mouvement narratif qui travaille l’écriture même. Les métaphores filées réactivent ainsi des images visuelles. La découverte d’Abarat par Candy est programmée par une récurrence d’images convoquant les quatre éléments primordiaux. L’héroïne vient de s’enfuir de son collège et se dirige vers une zone déserte située aux frontières de la ville. L’arrivée de la mer Izabella à Chickentown est programmée par le texte. Des indices annoncent l’union de la terre et de l’eau comme le mouvement ondoyant de l’herbe et le « moutonnement » [52] de la prairie du Minnesota ou encore l’évocation de la rencontre surprenante de Candy et de John Canaille, qui se trouvent face à face « tels deux nageurs qui émergent des hauts-fonds » [53]. La symbiose du feu et de l’eau est suggérée par les lumières du phare dont les « flots aveuglants se déversaient dans toutes les directions » [54], et la fusion de l’eau et de l’air par l’évocation des astres d’Abarat « pleins de couleurs mouvantes allant du violet foncé au bleu roi qui balayaient le ciel telles des marées prêtes à accueillir nageurs et navires » [55].
      Abarat naît de la fusion des quatre éléments primordiaux mais aussi de l’union des lignes et des couleurs qui s’assemblent afin de transformer les idées en images puis l’image en réalité. Abarat est une poétique de la création.

 

Abarat ou le creuset de la création

 

      Clive Barker explique dans de nombreux entretiens l’interaction entre ses créations picturales et son écriture. A propos du troisième tome d’Abarat, il déclare qu’il peint au fur et à mesure « en sachant ce qui va se passer (...), mais pas dans tous les détails » et en espérant que des personnages et des paysages étranges envahissent ses pensées et son esprit et apparaissent sur la toile à coups de pinceau [56].
      Le lien génétique entre l’écriture de l’œuvre et la « vision » picturale touche les détails, déclare l’auteur, mais ces détails « renouvellent » et modifient aussi la trame puisque les parcours des personnages évoluent en fonction des nouveaux paysages qui surgissent. Cette genèse « sous la dictée de l’image » pour reprendre la formule de Pierre Klossowski [57], explique la picturalité d’une écriture qui convoque, comme nous l’avons montré, les couleurs et les formes. Ce processus de création est en quelque sorte mis en abyme dans l’œuvre à travers le concept de la ligne qui se transforme, se diffracte et qui d’invisible devient visible, et parfois même lisible pour finalement se matérialiser en glyphe.

 

A l’origine, la ligne

 

      La naissance d’Abarat dans l’esprit de Candy et du lecteur commence par des lignes. L’existence de ce monde se manifeste en effet à travers les « gribouillages » dessinés sur son livre par l’héroïne qui s’ennuie en cours. Le narrateur décrit une régularité « sans savoir pourquoi la jeune fille dessinait des lignes ondulées sur la couverture, machinalement comme si sa main était animée d’un mouvement propre [...] l’intérieur était lui aussi décoré de lignes serrées qui ondulaient par centaines, du haut en bas des pages » [58]. Alors que Mlle Schwartz, son professeur d’histoire, se scandalise devant de telles « âneries », Candy comprend ce qu’elle a dessiné, aussi s’exclame-t-elle sans réfléchir : « C’est la mer. J’ai dessiné la mer » et la réplique cingle significative d’une absolue incompréhension : « Eh oui ? Eh bien, vous y voyez peut être la mer, mais moi, j’y vois quatre heures de colle » [59].
      La capacité à voir c’est à dire à donner du sens à une forme picturale est ici ce qui distingue Candy. Dans ce qui n’est qu’un gribouillis pour les âmes prosaïques (fig. 14), elle a su déchiffrer le glyphe de la mer. L’illustration incite le lecteur à aller plus loin : la représentation des lignes dessinées couvre, de gauche à droite, le bas d’une double page et entraîne le regard vers les pages suivantes, vers l’avenir de l’œuvre [60].
      Clefs pour entrer dans un autre monde, les lignes ondulées symbolisent un parcours visuel et littéraire : « un peu comme un signe, un billet vers l’aventure » [61]. Elles envahissent l’esprit de l’héroïne qui décide de quitter en pleine journée son collège parce qu’elle « voit » ses gribouillages.

 

Mais ce n’étaient plus de simples lignes noires sur fond de papier recyclé grisâtre ; maintenant elles se détachaient nettement-très nettement et elles étaient de toutes les couleurs, comme quand on ferme les yeux après voir regardé le soleil en face [62].

 

Sa mémoire visuelle travaille le dessin, le transforme en l'animant et le coloriant ; le paysage mental devient une immense scène fantasmatique proche des ciels de Van Gogh :

 

Des dizaines de petits soleils verts, rouges, dorés, plus des couleurs qui n’existaient même pas [63].

En outre, les lignes sinueuses bougeaient, ondoyaient dans les ténèbres qui envahissaient la tête de Candy, puis défermaient et se brisaient dans une grande explosion de teintes vives décrivant des arabesques blanc et argent [64].

 

Tel un fil d’Ariane, les lignes conduisent Candy au-delà des chemins parcourus : « là où la route prenait fin pour céder la place à un océan d’herbe et de fleurs [65]. Le caractère mystique du symbole est clair. La chambre de l’Echeveau, dite la chambre de la création, se trouve sur l’île de Huffaker : « c’est le fil, explique un personnage, qui relie toutes les choses entre elles – qu’elles soient animées ou inanimées, douées ou non de raison » [66]. Nos héros, Candy et Malingo, en se jetant d’un pont pour échapper au Scarifié (un méchant !) ont le temps de voir ce « fil brillant ». L’univers est alors transformé comme traversé par un entrecroisement de fils qui va jusqu’au ciel. Les héros découvrent ainsi qu’« une fine résille de nuages s’était tendue dans le ciel, et les étoiles qui en étaient prisonnières teintaient d’argent la mer Izabella » [67]. L’image du fil est reprise par celle de la toile. Candy s’aperçoit que le nuage qui l’a dirigée vers la plaine tend « un grand rideau doré au-dessus du drame qui se jouait » [68]. Vu de haut, le paysage d’Abarat semble un assemblage de morceaux de tissu : « un patchwork sur fond de mer-scintillante autour des îles du Jour, sombre dans celle de la nuit » [69]. L’espace devient un canevas dans lequel « les étoiles percent de petits trous noirs » [70], et sur lequel les bateaux font des taches rouges [71]. L’univers est ainsi décrit comme une toile peinte, assemblée et cousue, le résultat d’un tissage cosmique. Ce dernier témoigne d’une force spirituelle que chacun dans Abarat peut s’approprier pour devenir lui-même un créateur.

 

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[49] T. I, p. 264.
[50] T. I, p. 301.
[51] L’illustration étaye cette l’interprétation, lorsque les dessins des tarrie-chats envahissent toute la page (t. I, pp. 298-299 ; p. 300 ; pp. 342-343).
[52] T. I, p. 57.
[53] T. I, p. 61.
[54] T. I, p. 85.
[55] T. I, p. 154.
[56] « And so I’m painting these pictures in the expectation that history will repeat itself and interesting, strange characters and landscapes will come into my mind and into my mind’s eye and appear on the canvas through the brush » (Audio interview by Anthony DiBlasi (i) Abarat 2 promotional CD ROM sampler, Joanna Cotler Books, June 2004).
[57] B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, Paris, CNRS éditions, 1995, p. 20.
[58] T. I, p. 43.
[59] T. I, p. 44.
[60] T. I, pp. 44-45.
[61] T. I, p. 71. Candy retrouvera ce motif sur la boule trouvée dans le phare, objet qui va lui permettre d’appeler la mer (t. I, p. 83).
[62] T. I, p. 48.
[63] Ibid.
[64] T. I, p. 49.
[65] T. I, p. 57.
[66] T. II, p. 33.
[67] T. II, p. 39.
[68] T. I, p. 73.
[69] T. I, p. 223.
[70] T. II, p. 186.
[71] T. I, p. 424.