Abarat de Clive Barker :
de la fantasy enluminée au Grand Œuvre

- Myriam Tsimbidy
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Fig. 10. Cl. Barker, Abarat, jours de lumière,
nuits de guerre
, 2004, t. II, p. 329

Fig. 11. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, p. 130

Fig. 12. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, p. 127

Fig. 13. Cl. Barker, Abarat, jours de lumière,
nuits de guerre
, 2004, t. II, p. 87

      Ce monde extraordinaire reste ordonné, maîtrisé ; la description se développe autour de marqueurs spatiaux (en haut de la rue, sur les toits, sur sa droite, sur sa gauche). Inversement, lorsque Candy entrevoit  une fraction de la Spirale d’Odom [36] dans laquelle il n’existe ni passé, ni futur, le texte se fait inventaire pour lister « une succession de tableaux extraordinaires » qui transforme l’espace-temps en un réservoir de formes.

 

Une femme marchant la tête en bas, des poissons dans le ciel, des oiseaux à ses pieds.
Un homme debout au milieu d’une étendue désertique baignée de clair de lune, la tête couronnée d’une efflorescence de pensées formant comme une oasis.
Une cite ponctuée de tours rouges sous un ciel plein d’étoiles filantes; une autre représentée en miniature, parfaitement ciselée et qui se tenait sur deux pattes (...).
Un masque grotesque qui flottait dans les airs en chantant. (...) ainsi de suite, à n’en plus finir. Un interminable défilé d’images [37].

 

      Le texte imageant suffit ici à suggérer cette série de tableaux qui est absente dans l’œuvre picturale mais il arrive qu’inversement la force narrative de l’illustration complète le récit en ouvrant des possibles qui n’ont pas été exploités. Ainsi lorsque Candy regarde par les fentes d’un zootrope [38] et qu’elle découvre la « rêverue », seuls trois personnages sont décrits :

 

Candy vit un homme coiffé d’une espèce de tour à une seule fenêtre derrière laquelle un incendie faisait rage ; un autre avait sur la tête une cellule où était enfermé et ligoté un pauvre prisonnier ; le crâne du troisième (qui, par ailleurs, portait sous le bras un gros poisson, sans doute son dîner) s’ornait d’un petit théâtre avec, au centre de la scène, une créature entièrement chauve [39].

 

      L’illustration est plus riche (fig. 10) [40], formant un bandeau au haut d’une double page, elle offre l’image d’un défilé visuel imitant l’organisation spatiale d’une description. Les bonnes règles de la composition voudraient que les objets « les plus essentiels » soient placés « dans le milieu », mais ces règles n’ont plus de sens ici [41]. Le dispositif pictural ne cherche pas à « fixer l’œil », au contraire il l’oblige à circuler, mimant en quelque sorte le mécanisme du zootrope ; l’effet panoramique fonctionne comme une énumération picturale, l’ordre du défilé de gauche à droite imitant structuralement la composition linéaire d’une galerie littéraire de portraits. Néanmoins alors que le regard de l’héroïne sélectionne aléatoirement en allant du détail à l’ensemble, le lecteur peut adopter une autre lecture de l’image et s’arrêter méthodiquement sur chacun des dix personnages au premier plan voire ne s’intéresser qu’aux personnages de second plan.
      Saisies soit de profil, soit de face, soit de trois-quarts, ou encore de dos, les figures au premier plan se caractérisent par leur singularité. L’unité de cette diversité réside dans les « délirants échafaudages » qui les coiffent. Le chapeau est un symbole récurrent dans Abarat : mat et coloré, il signifie la puissance (il suffit que Kasper Wolfswinkel perde ses chapeaux pour qu’il ne soit plus rien) ; transparent, il révèle les rêves et donc les tendances inconscientes. Le personnage à gauche, dont le récit ne parle pas, est ainsi hanté par une spiritualité obsédante comme l’indiquent les croix sur son chapeau et celles qu’il porte en collier et dans ses cheveux. Chaque coiffe est un univers aux multiples potentialités narratives : les hommes encagés, la tour enflammée ouvrent sur d’autres récits, interpellent le spectateur : les superpositions de niveaux signifient-elle la richesse de l’imaginaire et l’unique étage l’obsession voire la folie des personnages ?
      Dans l’économie de l’œuvre, cette illustration reste relativement simple parce qu’un effet d’arrière-plan crée une perspective. Cela s’explique par le fait que le peintre représente le décor en trompe l’œil qui se trouve dans la boite à image. Le plus souvent l’illustration joue sur l’entremêlement et la fusion : des formes en cachent d’autres et travaillent l’espace en jouant sur les perspectives.

 

Anamorphose, métamorphose

 

      L’anamorphose est la figure picturale et littéraire, propre au fantastique mais aussi à l’étrange. Yebba Dim Diurne [42] est un lieu anthropomorphisé. L’île se présente comme un buste pharaonique vu de profil et plongé dans la mer Izabella, les minuscules points rouges au bas du buste donne l’échelle, il s’agit de bateaux (fig. 11). La connaissance intellectuelle et textuelle – le lecteur sait qu’il s’agit d’une île – est cependant contrariée par la représentation picturale de la statue égyptienne. Le texte étaye cette anamorphose en convoquant dans la description un champ lexical anthropomorphique. Le narrateur explique que sur le coté de « l’immense tête » « un escalier montait à pic en serpentant comme une veine » [43] ; puis signale qu’un « minuscule port [est] aménagé dans le torse ».
      Le lieu anthropomorphisé reste ici inanimé ; il arrive parfois que ce soit un animal qui devienne espace, ou que le cadre devienne un personnage. L’héroïne s’est réfugiée sur une petite île et sous un arbre mais elle constate que l’îlot se déplace. L’énigme est résolue lorsque tout l’archipel s’anime : « l’îlot de tête se souleva et émergea de l’écume ». Le mot « tête » désigne une situation spatiale mais l’image s’anthropomorphise et prépare la métamorphose de l’île de tête en « crâne broussailleux et vert » [44]. Quant à l’image, elle suggère l’ambivalence de l’actant à la fois personnage et lieu en montrant une sorte de félin souriant sur lequel se trouvent des bouquets d’arbres, tout en ne laissant aucun doute sur sa fonction adjuvante avec le champ sémantique et le motif iconographique du sourire et de l’île.
      Les créatures étranges d’Abarat sont indéfinissables par leur forme et leur caractère. Ainsi les vélitteurs sont, par exemple, « mi-hommes, mi-chauve souris ». A cette hybridité l’iconographie ajoute une ambivalence : le visage de l’oiseau anthropomorphe est souriant mais il porte une sorte de collier qui dessine sur son corps un visage sévère voire antipathique (fig. 12) [45]. L’anamorphose organise tout l’univers d’Abarat ; des corps dessinés cachent des lieux et des visages, des visages se cachent dans les décors des arrière-plans (fig. 13) [46]. L’anamorphose transforme la dualité manichéenne du monde épique en la complexifiant. Le Vétilleur est-il un allié ou un adversaire ? Et Canaille de regretter la transparence éthique du passé : « c’était si simple autrefois, il y avait les îles de la Nuit et les iles du Jour (...) on restait fidèle à une cause » [47].
      Abarat est un monde de fausses apparences et donc de surprises. L’île de l’Ephémère est le lieu par excellence de la métamorphose surréaliste. Les héros observent après une pluie destructrice la renaissance de la végétation avec des éléments qui n’ont pas tout à fait l’air de plantes. « Car n’était-ce pas un œil, là, dans la corolle de cette fleur ? Et cette brèche, parmi les bulbes gorgés d’eau d’une plante à demi enterrée, tel un oignon vert... ? Si ce n’était pas une bouche, ça y ressemblait étrangement » [48]. La nature s’anthropomorphise ; objet d’émerveillement, elle annonce aussi les pièges de l’apparence.

 

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[36] T. I, p. 391.
[37] T. I, p. 390.
[38] Inventé au XIXe siècle, le zootrope est un cylindre en bois sur lequel sont dessinées des figures, lorsqu’il entre en rotation, il donne l’illusion du mouvement.
[39] T. II, p. 325.
[40] T. II, pp. 328-329.
[41] D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, « Champs arts », 1996, p. 247.
[42] T. I, p. 130.
[43] T. I, p. 131.
[44] T. II, pp. 570-571.
[45] T. I, p. 127.
[46] T. II, pp. 86-87.
[47] T. I, p. 125.
[48] T. II, p. 410.