Abarat de Clive Barker :
de la fantasy enluminée au Grand Œuvre

- Myriam Tsimbidy
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Fig. 5. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, p. 11

Fig. 6. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, pp. 234-235

Fig. 7. Cl. Barker, Abarat, jours de lumière,
nuits de guerre
, 2004, t. II, p. 141

Fig. 8. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, p. 23

Fig. 9. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, p. 138

L’archaïsme des formes

 

      Les signes intericonique et intertextuel renvoyant à l’imaginaire des civilisations anciennes et du monde primitif renforcent l’archaïsme de cet univers, tout en lui donnant une dimension cosmopolite et intemporelle. Nous ne nous arrêterons pas sur les formes s’inspirant des sculptures pharaoniques [16] ou bouddhiques, ou sur les séquences textuelles, notamment la visite du monde souterrain de la pyramide de Xuxux [17], qui renvoient à l’univers fantastique de Lovecraft et qui mériteraient une analyse approfondie. Nous nous intéresserons uniquement ici aux résonances moyenâgeuses de l’iconotexte. Cette « médiévalité diffuse » [18] organise la lecture du texte et des illustrations sur plusieurs niveaux.
      Sur le plan compositionnel, l’illustration a tout du frontispice d’un vieil ouvrage quand elle accompagne les poèmes qui ouvrent le prologue et les quatre parties des deux livres [19]. Le dessin en noir et blanc est accompagné d’un texte en italique extrait d’une bibliothèque imaginaire (fig. 5).
      Autant de seuils, de lieux visuels qui font écho à des textes anciens et qui annoncent une quête mystique. Quant au récit, il invite à faire ces liens par l’insertion d’extraits d’une prophétie apocalyptique intitulée Six livres de Luméric écrite en ancien français [20] ou l’adjonction d’un Almanach pour les explorateurs d’Abarat.
      Sur le plan séquentiel, l’illustration renforce parfois la signification d’un épisode. La lettre d’amour envoyée par Gangrène à la princesse Boa s’insère sur une double page dont chaque marge extérieure forme un bandeau imitant un décor de tapisserie médiévale (fig. 6 ). L’on retrouve la même couleur rouge-orangé des tapisseries dites de La Dame à la licorne, ornée de motifs argentés et blancs [21].
      Cependant les fleurs et les animaux des bois ont laissé place à un enchevêtrement végétal d’une densité étouffante. Cette atmosphère médiévale orne et imprègne le texte pour en amplifier le sens. Elle apporte une tonalité courtoise, et intensifie ainsi le drame de cette histoire d’amour tragique puisque Gangrène n’est pas aimé.
      Sur le plan du dispositif visuel, les illustrations enchâssées dans le texte deviennent de véritables enluminures par leur coloris, la variété de leur disposition sur la page et la diversité de leur forme. Certaines couvrent une pleine page, d’autres se trouvent en pied de page ou en haut de page, d’autres en marge ou encore au début d’un paragraphe. Enfin leur taille, leur position et le rythme de leur apparition varie : tantôt l’image semble gagner sur le texte, tantôt elle disparaît sur plusieurs pages.
      Leurs formes s’apparentent aux grotesques des enluminures flamandes du XVe siècle (fig. 7). Têtes grimaçantes, figures zoomorphes, créatures hybrides dignes du Jugement dernier ou des Péchés capitaux de Brueghel l’Ancien ou de Bosch, envahissent la page bouleversant l’ordre de la lecture [22].
      Œil ballon [23] et poisson à pattes [24], œil-crabe [25], être gigogne [26], oiseau humanisé [27], voire lieux animalisé comme cette église dragon [28] (fig. 8a à 8d), toutes ces figures oniriques programment une lecture visuelle du texte. Ces créations picturales trouvent dans le récit des échos. Les mots-valises, les descriptions multiplient les encodages imageant – au lecteur d’imaginer ces poissons-chiens [29], ces poissons-chaudières « dont chacun des estomacs contenait de mystérieux brasiers » [30], ces oiseaux-aboyeurs à tête de chien ou ces « oiseaux-cousets qui ressemblaient à des ptérodactyles dessinés par un fou » [31]. Ces créatures fantastiques évoquent les drôleries animales qui viennent en marge de certains livres d’Heures, même jeux esthétiques qui font sourire et qui transportent dans un univers où les lois ne sont plus les mêmes.
      L’interaction image texte révèle un monde intemporel, un monde creuset dans lequel l’opposition des couleurs primitives, les représentations imaginaires de formes de vie archaïques, et le jeu de l’intertextualité participent à créer un effet d’étrangeté mais aussi de foisonnement, et de richesse d’autant plus fort que ce monde se transforme aussi constamment.

 

Picturalité : Abarat ou un univers en mouvement

 

      Abarat est un univers en mouvement. Le choix de l’auteur, qui est de mêler représentations picturales et textuelles, programme une lecture instable : « le lecteur n’étant jamais totalement dans l’un, ni totalement hors de l’autre » [32], ce qui induit une incomplétude sémantique. Le texte et l’image interagissent, se complètent, s’enrichissent, se contredisent. L’auteur virtuel organise cette instabilité : selon que le portrait iconographique précède ou suit la description textuelle, il invite à inventer ou à vérifier. A ce mouvement programmé par l’iconotexte s’ajoute celui généré à l’intérieur même du texte et de l’image afin de décrire un univers insaisissable par sa richesse, son activité et ses transformations perpétuelles.

 

Défilé et emboitement

 

      L’univers d’Abarat est un lieu où vit une population cosmopolite et hétérogène. Candy découvre ce nouveau monde sur l’île de Yebba Dim Diurne, dans laquelle« les mille fruits de mille mariages entre l’humanité et le vaste bestiaire de l’Abarat circulaient » [33]. Tout y est « sources d’ahurissement permanent ». Dans la rue, Candy croise notamment un homme gigogne, une femme qui porte un aquarium en équilibre sur la tête, contenant un énorme poisson lui ressemblant, une créature dont les jambes sont des échelles rouges, un nuage de fumée bleue qui devient un visage brumeux lui souriant, des bêtes à taille de chinchilla ressemblant à des lions, et une chose qui devait avoir pour mère une langouste et pour père un tableau de Picasso. Tout est en mouvement : l’homme gigogne passe en courant, l’homme échelle avance à grand pas, le vent disperse le visage de brume, les lions-chinchillas vont et viennent sur des fils électriques, la chose dessine « avec un bout de charbon un autoportrait flatteur à même le plâtre blanc » [34]. Or curieusement, seules la femme à l’aquarium et la créature échelle [35] se trouvent illustrées (fig. 9). Au lecteur-créateur donc de poursuivre ce travail de montage visuel.

 

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[16] T. I, p. 130.
[17] T. II, pp. 116-117.
[18] L’expression est d’Anne Besson qui s’est intéressée aux emprunts de la fantasy à la littérature médiévale (dans La Fantasy, Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2007, p. 83).
[19] Liliane Louvel parle d’iconorythme à propos de ce phénomène d’introduction de l’illustration, un travail sur la fréquence des illustrations et donc du rythme insufflé à l’œuvre serait à mener (dans « Le Tiers Pictural, l’événement entre deux », art. cit., p. 229).
[20] T .I, p. 433.
[21] T. I, p. 234-235.
[22] T. II, p. 141.
[23] Extrait de l’illustration t. I, p. 23. Il évoque la lithographie d’Odilon Redon : « L’œil, comme un ballon bizarre se dirige vers l’infini » 1882, première planche de l’album A Edgar Poe.
[24] T. I, p. 105.
[25] T. I, p. 420.
[26] T. II, p 71.
[27] T. II, p. 293. Des montages surréalistes se multiplient tout le long de l’œuvre : la main-tête (t. 11, p. 101), la main-piédestal où se trouve le trône de la sorcière de la nuit Mater Matelée (t. II, p. 206), bouquet d’arêtes (t. II, p. 358).
[28] « Un îlot où se dressait une église, et que pour bâtir les deux flèches de celle-ci, on s’était servi du crâne d’un gigantesque dragon » (t. II, p.565, et, pour l’illustration, p. 569).
[29] T. I, p. 139.
[30] T. I, p. 474.
[31] T. II, p. 467.
[32] L. Louvel, Texte/image images à lire, textes à voir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 149.
[33] T. I, p. 137.
[34] T. I, p. 138.
[35] T. I, pp. 138 et 143.