Abarat de Clive Barker :
de la fantasy enluminée au Grand Œuvre

- Myriam Tsimbidy
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Fig. 1. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, couverture

Fig. 2. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, couverture
de l’édition américaine

Fig. 3. Cl. Barker, Abarat, jours de lumière,
nuits de guerre
, 2004, t. II, p. 124

Fig. 4. Cl. Barker, Abarat, 2002, t. I, p. 262

      Clive Barker, auteur contemporain américain, scénariste, cinéaste, metteur en scène, acteur et peintre est un artiste aux multiples facettes. Parmi les succès qui jalonnent son œuvre d’écrivain figurent des œuvres qualifiée par le public de fantasy – Clive Barker déclare qu’il n’a que faire des étiquettes commerciales [1] –, parmi ces romans Le Royaume des Devins et Abarat, une saga destinée notamment à un jeune public. Sur les cinq volumes prévus, seuls les deux premiers Abarat et Jours de lumières, nuits de Guerre ont été publiés aux Etats-Unis respectivement en 2002 et en 2004 [2]. Le troisième tome est annoncé pour novembre 2011. L’œuvre s’inscrit dans la lignée des grands récits de fantasy comme Le Seigneur des Anneaux de Tolkien, Le Monde de Narnia de Lewis, ou encore La Croisée des mondes de Pullman. Abarat débute comme un scénario de roman initiatique, pour se transformer peu à peu en épopée. Candy Quackenbush, l’héroïne, vit à Chickentown, une petite ville du Minnesota ; adolescente incomprise et solitaire, elle décide brusquement de quitter son collège parce qu’elle ne supporte pas d’être punie injustement. Elle rencontre alors d’étranges personnages, qui lui demandent de remettre en marche un phare abandonné. Ainsi commence une aventure qui l’entraîne dans un monde parallèle et qui va la transformer. Candy est chargée d’une mission qui est à la hauteur de sa personnalité exceptionnelle : elle doit vaincre les forces du mal qui menacent Abarat pour sauver ce monde des Ténèbres. Outre cette trame, la grande originalité de ce récit de fantasy réside dans l’utilisation des illustrations peintes par l’écrivain lui-même.
      L’étrange beauté des tableaux insérés surprennent le lecteur et réveillent son imagination. L’iconotexte d’Abarat prend le lecteur dans l’« entretoilement » des tableaux insérés et le tissage de motifs incisés dans le texte. Cette activité de va-et-vient entre les deux médias, « cet entre-deux vibrant » que Liliane Louvel appelle le « tiers pictural » [3] entraîne au cœur de l’œuvre, et construit un « effet de présence » qui donne à cet univers une profondeur et une réalité inattendue.
      Nous montrerons tout d’abord que l’iconotexte réussit à créer un univers de fantasy singulier en convoquant des représentations archaïques et cosmopolites. Nous verrons dans un deuxième temps en quoi le rapport texte/image génère un effet de mouvement et de vie tout en amplifiant les structures conflictuelles propres à l’épopée. Enfin, nous étudierons le motif de la ligne et de la couleur afin de montrer comment l’écriture picturale symbolise dans Abarat l’acte même de la création.

 

Une fantasy enluminée

 

     Un premier feuilletage de l’édition de poche conduit à constater le nombre important des images, ainsi que leur éclat fascinant. Cette observation très formelle conduit à s’interroger sur leur rôle dans le récit : travaillent-elles le sens du texte ou servent-elles simplement à l’illustrer ?

 

La poésie épique des couleurs

 

      L’intensité colorée des illustrations s’impose dès le premier regard sur l’ouvrage. La gamme chromatique de Clive Barker s’appuie sur des contrastes entre les jaunes, les rouges et les bleus. Leur luminosité résulte d’une savante combinaison renforçant les coloris tout en capturant le regard. La première de couverture est en ce sens programmatique de cette esthétique de l’intensité.
      Le portrait de Kasper Wolfswinkel (fig. 1) est une miroitante palette de couleurs complémentaires. Le personnage, vêtu d’un costume jaune vif, se détache d’un fond aux nuances de bleu outremer, il est coiffé d’un chapeau aux couleurs chaudes (un rouge profond, un rose magenta et un vert émeraude), et il est accompagné de deux chats au pelage rouge rayé de noir et aux yeux vert d’eau. Cette technique du contraste de la couleur [4] frappe l’œil, impose à l’esprit les personnages [5]  et contribue à les catégoriser. Les êtres incarnant les forces du Mal sont peints en général dans des tons monochromes [6] comme le montrent les teintes bleutées du visage squelettique de Gangrène [7] (fig. 2)  renvoyant à l’idée d’un être entre la vie et la mort.
         La peinture de l’univers de ces personnages obéit au même principe des couleurs spectaculaires. L’atmosphère étouffante et visqueuse du monde souterrain des animalarves [8] est suggérée par un chatoiement de couleurs épaisses serties de noir qui envahissent toute l’illustration (fig. 3). Inversement le monde de la lumière est représenté par un tableau (fig. 4) au titre évocateur : « Moment de beauté » [9].
      Aux ténèbres et au chaos s’oppose la vision lumineuse et harmonieuse des îles qui sont peintes sur un fond bleu [10] et serties par quelques traits blancs (la blancheur de l’écume). Cette opposition entre deux univers n’est certes pour l’instant qu’esthétique. La violence et la mort sont présentes sur Abarat : une île arbore un drapeau de pirate, une autre est formée d’un volcan en éruption mais il est clair que la véritable menace apocalyptique est souterraine.
      L’intensité colorée ne renvoie pas systématiquement à des valeurs éthiques mais évoque parfaitement le « mouvement vital du monde » [11] auquel de nombreuses références textuelles font écho.
      Le champ lexical des couleurs est récurrent sous la plume du peintre-écrivain, et il confère une éclatante et étrange vie à cet univers parallèle. Dans une pièce, le narrateur signale qu’« une vaste portion de carrelage était peinte en bleu si vif qu’il faisait mal aux yeux » [12] ; dans la rue, l’on croise « un policier à peau bleue et barbe orange » [13], un homme à la peau aux « fines rayures noires et bleues », ou encore une femme vêtue d’orange et de rouge ; dans l’eau, l’on aperçoit une pieuvre « tirant sur le mauve », « des poissons tachetés turquoise et orange », et dans le ciel, des oiseaux « noirs aux entrailles rougeoyantes » [14]. Ces couleurs s’inscrivent dans la gamme chromatique des illustrations et leur font échos.
      Dans Abarat, Clive Barker est avant tout un puissant coloriste. L’artiste impose ainsi par le texte et l’illustration des images chargées d’énergie qui symbolisent aussi l’opposition de forces antagoniques. Les « coloristes sont des poètes épiques » [15], écrit Baudelaire, la lutte des masses colorées suggère la vitalité des forces et des formes archaïques présentes dans les grandes épopées.

 

>suite

[1] Philip Nutman, « Bien connaître son Clive… », dans Stephen King, Clive Barker, Les maîtres de la terreur, Anthony Timpone éd., Editions naturellement, 1999, pp. 153-169 et p. 157.
[2] Clive Barker, Hélène Collon trad., Abarat, Paris, Albin Michel, Livre de poche, 2002 ; Abarat, jours de lumière, nuits de guerre, Paris, Albin Michel, Livre de poche, 2004. Ces deux ouvrages seront cités par le numéro de leur tome.
[3] L. Louvel, « Le Tiers Pictural, l’événement entre deux », dans A Lœil, Des interférences textes/images, J.-P. Moutier éd., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 229.
[4] Johannes Itten, LArt de la couleur, Paris, Dessain et Tolra, p. 36.
[5] Le portrait de Malingo qui est allié de Candy est habillé de jaune sur un fond bleu (t. II, p. 198) , le vaisseau Armoise est représenté avec des voiles violettes sur un fond jaune (t. II, p. 449).
[6] Mater Matelée est peinte dans une gamme de gris (t. I, p. 432) ; Mendelson Morphe dans la gamme de bleu gris avec quelques touches de rouge (t. I, p. 69).
[7] Il s’agit de la première de couverture de l’édition américaine.
[8] T. II, pp. 124-125.
[9] T. I, pp. 262-263.
[10] Ce bleu proche de la lividité cadavérique chez Gangrène évoque ici l’harmonie. L’ambivalence de la couleur est théorisée notamment par Johannes Itten : « le bleu profond de la mer et des montagnes nous ravit, alors que ce même bleu, employé comme couleur d’intérieur, produit l’effet d’une étrange et inquiétante inertie » (dans L’Art de la couleur, Op. cit., p. 83).
[11] L’expression est de Robert Delaunay à propos de la capacité d’action de la couleur (Max Imdahl, Couleur. Les écrits des peintres français de Poussin à Delaunay, Paris, Ed de la Maison des sciences de l’Homme, 1996, p. 177).
[12] T. I, p. 314.
[13] T. I, p. 133.
[14] T. II, pp. 25, 27, 28, 41, 48.
[15] Baudelaire, De la couleur, Salon de 1846, p. 646.