La série de travaux conçus par Kathy Prendergast en 2005, Minnesota Road Atlas, explore pareillement le motif de la carte en tant que signe visuel régi par des conventions aujourd’hui uniformisées. L’artiste a utilisé une carte de l’Etat du Minnesota et son paratexte mais a superposé au document un quadrillage irrégulier qu’elle a ensuite colorisé en damier de manière à créer des jeux optiques. Par opposition aux plans labyrinthiques de villes médiévales, le plan en damier, évoquant un urbanisme moderne et rationnel ainsi qu’une société contrôlée, se métamorphose en surface déconstruite et décentrée. Les mosaïques, en couleur ou en noir et blanc, que l’artiste peint sur le plan rendent visibles le découpage et la délimitation arbitraire de parcelles de terrain, signes d’un pouvoir politique, économique et social qui façonne l’espace.
Une nouvelle déterritorialisation
Longtemps, la carte a présenté à la conscience ce qui n’était pas saisissable par les sens. C’est pourquoi elle est à la fois abstraction de données sensibles (je rends saisissable un espace que je connais mais que je ne peux me représenter de manière continue sans le rendre abstrait) et figuration de constructions abstraites (je signifie un espace non saisi par ma conscience en lui attribuant des contours et donc un lieu). Ce qui n’est pas sur la carte constitue un vide dans l’espace mental construit par la cartographie. L’acte de cerner, de considérer des choses dans des lieux est une opération fondamentale dans l’élaboration du rapport des êtres à leur espace. Dessiner les contours d’une chose est un acte de connaissance : lorsque l’on trace les contours d’un territoire, on assujettit un espace non normé à des repères cardinaux conventionnels qui en permettent l’appréhension puis l’exploitation. En supprimant le texte, les couleurs et les signes graphiques qui font parler la carte, Kathy Prendergast a dessiné des plans poétiques qui deviennent des prétextes à des rêveries spatiales.
Récompensés à la biennale de Venise, les cent treize dessins qui constituent les City Drawings furent installés à la Kerlin Gallery en 1997 (fig. 6). Vus de loin ces petits carrés de 21 x 31 centimètres, disposés en une frise régulière à mi-hauteur des murs blancs de la galerie, ressemblaient à des empreintes, toutes singulières et offrant des densités de gris très variées. Ce projet commença en 1992, lorsque Kathy Prendergast eut l’idée de dessiner au crayon les plans des principales capitales du monde en les privant de tout signe ou texte. Bien qu’immédiatement identifiables comme cartes, ces objets revêtent un caractère biomorphique. L’artiste explique avoir été séduite par
l’idée consistant à prendre des endroits qui pouvaient aussi être imaginaires et, dans le dessin, à les transformer d’une manière ou d’une autre pour qu’ils ressemblent davantage à des empreintes digitales à cause de la façon dont ils sont dessinés [16].
Les cartes concentrent, elles, des impressions diverses (expansions, contractions, connexions) et fonctionnent comme des rhizomes : elles obéissent au principe de connexion et d’hétérogénéité mis en avant par Gilles Deleuze.
Pour ce dernier, la ligne s’insère dans un processus inévitable et universel de segmentarisation qui est constitutif de notre nature. Dans une carte et dans un Etat, la segmentarisation linéaire de l’espace pétrifie la ville :
C’est que les segments, soulignés, ou surcodés, semblent avoir ainsi perdu leur faculté de bourgeonner, leur rapport dynamique avec des segmentations en acte, en train de se faire et se défaire [17].
Dans les cartes présentées par l’artiste, les lignes ne sont nullement segmentées, elles prolifèrent librement. L’espace y est dynamique, névralgique, rhizomique. Du caractère immuable de la carte géographique nous sommes passés à un espace protéiforme en constante mutation. « Le rhizome est un système acentré, non hiérarchique et non signifiant » remarque Deleuze [18].
Si les cartes muettes de Prendergast reflètent une nouvelle poétique de l’espace c’est sans nul doute parce que le conflit irlandais touche à sa fin et que, depuis les années 1990, l’art contemporain irlandais s’achemine vers un post-nationalisme qui reflète les grandes mutations culturelles et politiques du pays.