Cartes et toponymes dans l’art
contemporain irlandais :
détournements et dislocations

- Valérie Morisson
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Fig. 3. Kathy Prendergast, To Alter a Landscape

Fig. 4. Kathy Prendergast, To Control a Landscape,
Irrigation

Fig. 5. Kathy Prendergast, Untitled

       Il en est ainsi dans les œuvres de Kathy Prendergast, artiste née à Dublin en 1958 et travaillant à Londres. C’est en 1980, dans une sculpture intitulée Sea Bed, qu’elle commence à explorer la relation entre le territoire et le corps féminin. Dans cette œuvre, le personnage est recouvert de peinture verte, brune et jaune de manière à transformer le corps en carte géographique en trois dimensions. Les lignes délimitant les frontières se muent en cicatrices ou incisions qui mutilent le corps allongé. Prolongeant cette réflexion, dans Self Portrait (1990), l’artiste plaque sur son visage une grille correspondant à des coordonnées géographiques. Son portrait est ainsi décomposé en multiples parcelles. Les cartes-corps, ou cartes d’identité, dessinées par Kathy Prendergast réunissent le corps, le lieu (nécessaire à l’existence de tout être) et l’espace (construction abstraite, étendue mesurable et homogène pensée par l’esprit).
       Dans l’histoire de la cartographie, le corps a souvent servi de mesure, ce qui d’ailleurs souligne la nature anthropocentrique de nos représentations de l’espace. Bien des artistes cartographes se sont amusés à inscrire des visages ou des personnages dans la forme des continents. Certaines métamorphoses sont rendues étranges en raison d’un changement d’échelle. Il en est ainsi des cartes de Prendergast qui ébauchent un imaginaire de l’espace sexué : un estomac devient un désert tandis d’une vulve se métamorphose en port, un sein en colline ou en volcan.
       L’effet d’inquiétante étrangeté que le spectateur ressent face aux corps schématisés de Prendergast est également dû à leur morcellement. Dans une série de dessins au crayon et à l’aquarelle intitulée Body Map Series (figs. 3 et 4), le corps est soumis à un découpage territorial afin d’être exploité. L’artiste donne à ses œuvres l’apparence d’anciennes cartes : les relevés sont méticuleux, les planches sont numérotées, différents plans de coupe sont juxtaposés, des légendes précises et des indications techniques complètent les tracés. Dans ces dessins, la découpe du corps traduit l’angoisse de morcellement dont parle le psychanalyste français Didier Anzieu [13]. Les femmes de Prendergast ressemblent à des écorchées vives.
       Les cartes des corps féminins imaginées par l’artiste s’avèrent des instruments de pouvoir permettant le contrôle du territoire, ici celui du corps féminin. La fertilité de la femme est associée à la productivité de la terre. Des machines et des mécanismes divers sont figurés avec une précision scientifique sur les planches : engrenages, forêts, sondes et puits. Les titres des œuvres, To Control a Landscape ou bien Vertical Section, trahissent bien l’approche utilitariste du corps féminin. En Irlande, l’image du corps de la femme a souvent été liée à la notion de mère nourricière véhiculée par le nationalisme. La littérature nationale a pérennisé l’allégorie féminine de la Nation [14]. Le paratexte accompagnant les planches de Prendergast nous oriente vers une interprétation à la fois anti-coloniale et féministe des dessins.

 

Le signe et son référent : dislocations

 

       Kathy Prendergast porta une grande attention à la toponymie tout en se détachant du contexte irlandais. Depuis le début des années 1980, elle s’est employée à détourner les signes conventionnels utilisés pour la réalisation de cartes géographiques et à remettre ainsi en cause la relative objectivité de la carte et sa référentialité. En 1999, elle retravailla des cartes numérisées et tronqua les noms de lieux ou bien les oblitéra. Dans l’une de ses œuvres, sur une carte des Etats-Unis, apparaissaient les noms Lost Canyon, Lost City ou encore Lost Man Creek. Between Love and Paradise faisait partie de la même série. Sur une carte réelle des Etats-Unis dont elle n’avait gardé que les tracés, Kathy Prendergast avait sur-imprimé des noms de lieux faisant référence à l’amour. Les artistes américains Maria Kalman et Rick Meyerowitz ont récemment parodié des cartes de New-York en produisant de faux toponymes. Leurs compositions ont constitué la couverture du New Yorker du 10 décembre 2001 [15]. Dans un but plus ouvertement politique que poétique, ils ont ainsi rebaptisé New York « Newyorkistan » et Wall Street « The Moolahs ».
       La carte, en tant qu’outil et symbole d’autorité devient ainsi le support d’un discours politique très explicite. Les manipulations de Prendergast sont moins univoques. Elles nous invitent à reconsidérer l’acte d’appropriation que constitue l’attribution d’un nom à une terre autrefois vierge. L’artiste conçut également une carte du monde, Empty Atlas, sur laquelle tous les noms avaient été effacés, ce qui donnait l’impression que le pays avait été réellement déserté. Certaines cartes de Kathy Prendergast ne sont accompagnées d’aucun paratexte, d’aucun toponyme, devenant des espaces labyrinthiques. Elles sont prétextes à des voyages possibles dans des espaces déréalisés. Si elles délimitent un territoire, il est plus fantasmatique ou imaginaire que réel.
       Plusieurs objets créés par l’artiste et recouverts comme des cartes en relief jouent sur l’effet visuel produit par les couleurs et les contours. Dans Untitled (2005) (fig. 5), une tasse et sa soucoupe sont colorisées en carte géographique : sur les bords du récipient sont cartographiés des lacs et des montagnes tandis que le contenu est transformé en vaste mer intérieure. Little Universe (2005) obéit à la même idée : une fleur accueille des fleuves, des prairies et des montagnes. L’artiste conserve les conventions chromatiques généralement adoptées par les cartographes mais elle supprime la référentialité de la carte. Les formes de la tasse ou de la fleur perturbent notre lecture car deux reliefs se superposent : celui signifié par les couleurs de la carte et celui de l’objet réel. L’adoption du planisphère ou du globe répondait à des impératifs de lisibilité mais résultait d’une perception culturelle de l’espace. En plaquant des cartes sur des objets courants, Kathy Prendergast bouscule les évidences.

 

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[13] Voir Créer et Détruire, Dunod, « Psychisme », Paris, 1996, chapitre 13 « Une histoire du Moi-peau », et Nouvelle Revue de Psychanalyse, « Le Moi-Peau », n° 9, 1974, pp. 193-203. La peau est telle une frontière, limite entre le monde extérieur dont on cherche à se protéger et l’intimité du corps interne. La peau est ce qui contient le jaillissement des liquides corporels et ce qui empêche l’éclatement du corps et de l’image de soi.
[14] R. Talbot, chercheuse travaillant sur le terrorisme en Irlande, a souligné que les femmes se battant pour la libération du pays associaient leur oppression au colonialisme dans la mesure où celui-ci avait imposé une culture conservatrice où la femme fut reléguée au statut d’épouse et mère passive. Elle cite un article publié dans une revue féministe : « Les femmes à travers le monde doivent faire face à divers types de discriminations et se trouvent impliquées dans un conflit les opposant à une hiérarchie masculine, mais ces phénomènes sont accentués en Irlande par l’exploitation qui a lieu dans les six contés coloniaux. (...) Jusqu’à ce que les Anglais soient contraints de se retirer, les femmes continueront à subir les conséquences des politiques répressives et devront poursuivre leur lutte contre l’oppression sous toutes ses formes » (« Feminism in the Republican Movement », Irish Women and Nationalism, Dublin, Academic Press, 2004, p. 143).
[15] Voir leur œuvre sur le site du New Yorker.