Les frontières eurent, et continuent à avoir, une importance capitale pour les nord-irlandais vivant dans la province de l’Ulster, comme pour les irlandais du sud, citoyens de la République. Dans un pays secoué par une guerre civile jusqu’à il y a peu, le simple fait de nommer une ville peut devenir un acte politique. La ville de Derry, dans le nord de l’île, est appelée Derry par les républicains et Londonderry par les unionistes favorables au maintient de l’Union avec l’Angleterre. Au terme d’une guerre civile, en 1921, l’île fut divisée en deux : les 26 comtés du Sud furent réunis sous les noms d’Eire puis de République d’Irlande après 1948 ; les 6 comtés du Nord demeurèrent sous autorité britannique. Ces six comtés sont souvent désignés comme l’Ulster, du nom de l’une des quatre anciennes provinces de l’île (Ulster, Munster, Leinster et Connaught) même si cette province comprenait alors plus de comtés que n’en regroupe l’Irlande du Nord actuelle. L’existence de la frontière entre les deux parties de l’île généra des violences entre catholiques et protestants, républicains et unionistes qui émaillèrent le XXe siècle. Aux divisions géographiques s’ajoutèrent, sans y correspondre absolument, des divisions religieuses et sociales.
Rita Donagh, artiste anglaise d’origine irlandaise, née en 1939, a utilisé le motif de la carte géographique (ici une carte routière) dans une série intitulée Shadow of Six Counties datant de 1973 (fig. 2). Les six comtés mentionnés dans le titre désignent l’Ulster. Rita Donagh a retravaillé la carte de manière à en rendre la lecture impossible. La zone grisée est une réduction de la forme générale des six comtés constituant l’Irlande du Nord dont on ne voit qu’une partie sur la carte qui sert de support. Par conséquent, les lignes qui devraient servir de points de repère semblent ne plus être fiables : la terre avance sur la mer, un morceau du lac Neagh est isolé puis fractionné comme si l’étendue d’eau était sécable, des poches de terre deviennent des enclaves sans issue. Bref, c’est non seulement la carte mais aussi les tracés et les frontières qui perdent leur pertinence. L’opacité de l’espace et la distorsion des toponymes rendent caduque le système de représentation qu’est la carte. Ces déplacements et ces superpositions révèlent aussi les enjeux du conflit nord-irlandais. La délimitation de l’Ulster est la source de violences qui ont longtemps secoué l’Irlande et l’Angleterre. « Des délimitations et des démarcations nettes et directes invoquées dans la simple intention de dénoter des frontières et des limites évoquent aussi un terrain soumis à des tensions, des pressions et des forces transgressives », note Sarat Maharaj à propos des œuvres de Rita Donagh [7]. La carte est parsemée d’aplats blancs qui soulignent parfois les plis du carton et mutilent les noms de villes. Ce geste n’est pas anodin : la toponymie fut l’objet de maintes controverses en Irlande.
D’autres travaux de l’artiste montrent son intérêt pour la carte géographique. Dans Long Meadow et Lough Neagh, elle dessine de grands H par-dessus des images de cartes floues. Ces signes, vus en perspective, sont une référence aux H blocks du Maze dans lesquels étaient incarcérés les terroristes républicains. Les H sont dépeints comme des avions en formation pour un raid aérien. A l’image du lac Nord Irlandais, mentionné dans les légendes celtes et ayant une rive en République, Rita Donagh superpose l’espace militaire et la structure panoptique de la prison. Deux visions antithétiques de l’Irlande se rencontrent ainsi dans l’image.
La toponymie : jeux politiques
En 1980, à Derry, fut jouée la célèbre pièce du dramaturge irlandais Brian Friel, Translation. Parmi les personnages, un certain Captain Lancey, cartographe, accompagné d’Owen et du Lieutenant Yolland, spécialiste de l’orthographe, a pour mission de traduire les toponymes irlandais en anglais en vue de la constitution d’une carte de l’Irlande. Owen anglicise les noms de lieux sans scrupule tandis que le lieutenant estime que cette traduction constitue une atteinte à l’esprit irlandais et à la culture indigène.
Dans sa pièce, Friel fait explicitement référence à la mission de l’Ordnance Survey (équivalent britannique de l’IGN). Comme le montre Bernhard Klein, durant la période élisabéthaine (qui vit la conquête progressive de l’Irlande), si les premières cartes britanniques montraient une volonté de soumettre l’île, soit elles donnaient l’impression que l’Irlande et l’Angleterre ne faisaient qu’un, soit elles mettaient en valeur les différences et les singularités de l’Irlande. Celle-ci pouvait apparaître comme une terre sauvage dont l’espace reflétait les archaïsmes et l’arriération. En 1824, à Londres, il fut décidé que la carte de l’Irlande serait retracée en vue d’une révision de l’imposition foncière. Thomas Frederick Colby, membre des Royal Engineers, fut chargé de cartographier l’Irlande. Des linguistes, des anthropologues et des hommes de lettres prirent part à cette entreprise qui permit une meilleure connaissance scientifique de l’Irlande. Un certain John O’Donovan apporta sa contribution en recherchant la signification exacte des toponymes irlandais avant qu’ils ne soient modifiés. Au cours de l’histoire coloniale de l’Irlande, la question des toponymes a évidemment été cruciale : les Anglais ont rebaptisé les lieux conquis et affirmé leur mainmise sur le territoire [8]. Certains lieux retrouvèrent ensuite des noms à consonance celtique lorsque la domination anglaise prit fin. La carte s’avéra aussi un instrument de conquête et une manifestation du pouvoir colonial.